Le Chant du Brasier, prologue et premier chapitre

Prologue

— Qui écoute, qui comprend ce que dit le loup ?

La nuit. En mer. Juste un peu de lune. Un vent assez fort, qui pousse la houle devant lui. La barque fuit le vent, courant sous sa voile réduite. Les risées les plus vives, la frêle embarcation les salue avec aisance et grâce, avant de se redresser, portée par la vague.

Quatre êtres vivants dans la barque ; deux hommes, une femme, et un grand loup au pelage sombre, tapi en sphinx sur le plancher. Allongé contre le loup, un bras sur sa nuque, le plus âgé des deux hommes semble sommeiller. L’homme le plus jeune tient la barre, fermement, utilisant souvent ses deux mains. Au milieu de la barque, la femme ; sans doute jeune, sans doute belle ; parfois, sur une indication de l’homme à la barre, elle reprend le réglage de la petite voile. À d’autres moments, à l’aide d’une écope de bois, elle vide l’eau venue s’accumuler dans les fonds. Mais le plus souvent, assise, les bras autour des genoux, elle chantonne doucement.

La nuit est sombre, le vent est fort, la houle creuse ; cependant, la jeune femme et les deux hommes ne semblent pas inquiets. Parfois, une vague plus haute que les autres venant se briser avec force contre les flancs de la barque, vient émouvoir le loup qui redresse la tête, comme prêt à bondir. Le vieil homme à ses côtés se contente d’émettre une sorte de grondement sourd, qui apaise presque aussitôt l’animal.

Parfois, la brise diminue un peu, soulageant l’effort de l’homme à la barre. Alors celui-ci ne se sert plus que d’une seule de ses mains, et se met à chanter avec la jeune femme.

Plus tard, on entre dans une épaisse masse nuageuse, qui vient cacher la lune et obscurcir le ciel. Le vent forcit.

— Comment mon fils se guide-t-il, demande le plus vieux de deux hommes ? On ne voit plus le ciel !

— Tant qu’il a vu, il a appris, répond l’autre. Maintenant, le ciel est dans sa tête.

— C’est bien, répond l’autre. Mon fils est un véritable homme de mer. Il nous conduira sans jamais se laisser tromper !

— Mais mon frère sait-il où il nous conduit, demande la jeune femme ?

— Est-ce que ma sœur aurait quelque inquiétude ?

Pour toute réponse, la jeune fille ramasse avec sa main un peu d’eau du fond de son écope, et la jette, riant, en direction du barreur. Ce dernier fait semblant d’esquiver.

— Il va falloir séparer le frère et la sœur, comme du temps qu’ils étaient enfants, grommelle, avec aménité, l’homme au fond de la barque, s’adressant au loup.

Les deux jeunes gens sourient. Mais le vent force encore. Le jeune homme reprend la barre à deux mains ; les mouvements de la barque deviennent plus violents ; le loup se montre nerveux ; pour se retenir, la jeune fille serre à pleins bras le banc de la barque ; plus personne ne chantonne à présent.

— C’est seulement un grain, dit avec calme le plus âgé des deux hommes ; cela ne va pas durer.

Mais quelques instants plus tard, celui qui tient la barre prononce :

— Bien puissant pour un grain !

À ce moment, le loup se met à gronder, comme s’il voulait avertir ou menacer quelque adversaire invisible.

— Qui écoute, qui comprend ce que dit le loup, répète la jeune femme ?

— Paix, dit l’homme le plus âgé, en direction du loup, qui cesse aussitôt de gronder. Puis aux autres : le loup se trompe, et les jeunes gens avec lui ; un simple grain, qui s’apaisera tantôt ! Regardez comme la barque court, libre, libre sur la mer ! Parce qu’elle est bien construite et qu’elle bien menée, elle court sans heurts tout au long des vagues !

Malgré la voix rassurante, le vent semble pourtant forcir encore.

— Un peu de bonne brise, dit alors l’homme âgé ! Notre meilleure alliée pour nous protéger de nos ennemis, qui terrorisés, vont renoncer à nous poursuivre et tout faire pour retourner aux tanières de leur terre protectrice. Mal leur en prendra, d’ailleurs, car au lieu d’aller, comme nous avec le vent, il leur faudra lutter contre ce dernier, qui n’aime pas qu’on lui résiste.

Cela dit, parfaitement paisible, l’homme ferme les yeux et semble sommeiller à nouveau.

La jeune femme songe que personne n’a réellement répondu à sa question. Qui écoute, qui comprend ce que dit le loup ? 

 

Conte du futur

Loup-fauve, le plus jeune des loups de la chasse, presque encore un louveteau, le sait et le sent parfaitement : tous, loups, deux-pieds, commencent d’éprouver la fatigue. On court depuis de longues heures : le soleil n’était pas levé quand on s’est mis en chasse et celui-ci est maintenant haut dans le ciel, où il se montre vigoureux ; tous souffrent de sa chaleur, tous commencent d’éprouver la soif.

Cela, Loup-fauve, le plus jeune des loups de la chasse, presque encore un louveteau, ne fait pas que le savoir, il le ressent dans sa chair.

C’est Gretz, la louve grise, qui mène. Quand ils suivent une piste, et qu’elle court avec eux, c’est presque toujours Gretz qui mène, car elle fait preuve d’un nez rarement surpris. Warmiz, son mâle, et le père d’une partie des loups de leur groupe, suit comme les autres.

Les deux-pieds qui courent avec eux ont montré aux loups les traces d’un cerf, traces qu’ils avaient pris soin de relever la veille. La piste était bonne, les loups ont choisi de la prendre. Puis les deux-pieds se sont séparés. Le plus jeune, équipé d’une branche de mort, est resté avec les loups. Le plus âgé a pris par les collines, plus haut, sans doute pour couper la route du cerf, si celui-ci tentait de s’échapper de ce côté, et peut-être aussi pour observer la marche de leur groupe, et la traque de son jeune compagnon.

Parmi les loups, Loup-fauve, a été tenté de suivre le deux-pieds le plus âgé, car il n’éprouve que défiance envers le juvénile. Il a pourtant continué avec les autres. 

Très tôt, sans doute, le cerf a su qu’il était suivi. Ils ne l’ont pas vu, mais pour les loups, la trace ne fait aucun doute : il s’agit d’un superbe animal, dans la force de l’âge, et qui ne se rendra pas facilement.

D’ailleurs, aussitôt qu’il s’est su traqué, le cerf a pris sa course, mais sans hâte excessive. Sans attendre, il a essayé de ruses diverses et il a fallu tout le savoir et le nez de Gretz pour que les poursuivants ne se laissent pas tromper.

Il a d’abord rejoint une harde des siens, constituée de quelques individus plus jeunes, qui s’étaient regroupés. Effrayant l’un d’entre eux, il l’a chassé loin du groupe, espérant que les loups prendraient cette nouvelle piste. Puis il a effectué des allers-retours, ou encore tenté de courir au centre de petits cours d’eau.

À présent, il file droit dans la plaine. Ayant peut-être éventé le deux-pieds sur les collines, il ne tente rien non plus de ce côté.

Loup-fauve est mécontent. L’un des plus jeunes du groupe, presque encore un louveteau, il n’est du sang d’aucun d’entre eux. Il est pourtant assez bien accepté, parce que ses qualités de rabatteur dans la conduite des gibiers se sont vite imposées. Et puis le jeune loup, au caractère trempé et plutôt solitaire, semble ne craindre personne, pas même Warmiz, qui inspire pourtant une certaine crainte à tous les autres. Au début, Warmiz a voulu se montrer quelque peu menaçant, mais, impassible, Loup-fauve est resté figé, ne cherchant pas le combat, mais prêt à l’affronter. Warmiz, plus lourd, plus âgé, plus puissant, a mesuré qu’il sortirait vainqueur d’un affrontement violent, mais la froide détermination du jeune loup lui a fait mesurer que cette victoire se payerait son prix de blessures ; et si le jeune loup démontre clairement qu’il ne se laissera pas soumettre, il ne manifeste en revanche aucun souci de s’imposer au reste du groupe, avec lequel il entretient au contraire une sorte de distance.

Les choses en sont restées là, d’autant plus que Gretz, satisfaite de ce que Loup-fauve apportait à leur groupe, se montrait bienveillante envers lui, et menaçait de le soutenir dans un éventuel conflit.

L’instinct de Loup-fauve ne le trompe pas, la chasse s’annonce mal. Les autres loups ne devinent-ils rien ? Que fait la branche de mort aux mains du deux-pieds juvénile ? Celui-ci impose au groupe un rythme de course trop rapide, à ce moment de la chasse. Sur la colline au-dessus d’eux, l’autre deux-pieds, Loup-fauve le devine, partage le mécontentement du loup. Quant au cerf, encore loin devant eux, lui aussi sait que ses poursuivants se laissent prendre au piège d’une ardeur excessive. Presque rassuré, il va jusqu’à ralentir sa propre fuite. Mais surtout, insensiblement, il dirige sa course vers le fleuve. Le fleuve, pour le cerf, un salut presque certain !

Si jeune soit le loup, il sait pourtant déjà que les loups et les deux-pieds chassent à peu près de la même manière : le plus souvent, les uns et les autres, moins rapides sur de courtes distances que les proies qu’ils chassent, sont beaucoup plus endurants sur de longs parcours que ces mêmes proies, qu’ils poursuivent alors, à leur allure, jusqu’à ce que ces dernières, épuisées, finissent par s’écrouler, asphyxiées. Généralement, les gibiers tentent par des galops furieux de mettre assez de chemin entre eux et leurs prédateurs pour que ceux-ci se découragent ou perdent leur trace. Mais les loups ne se découragent jamais, et perdent rarement les traces. De leur côté, les deux-pieds n’ont aucun nez, mais ils ne sont pas pour autant complètement démunis. Tout d’abord, doués d’une incroyable faculté d’imagination, ils anticipent souvent, de manière étonnante, la conduite du gibier, finissant par surprendre celui-ci. Et de plus, au moins certains d’entre eux, particulièrement doués, entraînés et courageux, se montrent capables de couvrir de très longues distances à des allures inaccessibles à tous les autres êtres vivants, les loups y compris. De plus, les loups, quand ils parviennent au contact de leur proie, n’ont pour en finir que leurs crocs et leurs mâchoires. Les deux-pieds fabriquent des crocs qu’ils emportent avec eux, et qui, beaucoup plus longs que ceux des loups, pénètrent loin dans les chairs ; ou encore, ils coupent des branches de mort qu’ils utilisent de diverses façons. Les unes, larges, et épaisses, ils s’en servent pour frapper et assommer. Les autres, les plus redoutables, sont au contraire longues et fines, et peuvent être projetées loin devant eux, figeant sur le sol l’animal qu’elles atteignent. 

Les loups et les deux-pieds, chassant presque de la même manière, et les mêmes gibiers, certains parmi les premiers, pour ménager leur effort, ont appris à utiliser les seconds : les loups guident les deux-pieds jusqu’à mettre ceux-ci à vue du gibier, puis lancent ces derniers pour le forçage final et la mise à mort. Car, si pour les courses longues, les loups et les deux-pieds se valent à peu près, pour la course mortelle, les loups l’on découvert, certains deux-pieds se révèlent les meilleurs.

Parfois, la course a tellement épuisé le deux-pieds que parvenu au but, celui-ci n’est plus capable de rien. Il peut se trouver  blessé, voire tué par le gibier forcé, et les loups doivent se charger eux-mêmes de la mise à mort.

À l’aide de branches, ou de pierres acérées comme des crocs de jeune animal, les deux-pieds dépècent le gibier, dont les loups prennent alors les morceaux les meilleurs, encore tout vibrants de chaleur et de vie, laissant le reste à leurs alliés, qui s’en satisfont.

Certains loups ont tellement pris l’habitude d’utiliser les deux-pieds pour la chasse qu’ils ne savent pour ainsi dire plus se passer de ces derniers. C’est le cas des loups du groupe avec lequel Loup-fauve chasse aujourd’hui. Mais le plus grand nombre des loups voue à la race deux-pieds une détestation qui les conduit à éviter toute forme de contact, même lointain. Loup-fauve, comme un certain nombre des siens, est dans une situation intermédiaire. S’il éprouve, comme les loups sauvages, une haine instinctive pour les deux-pieds en général, il ne peut s’empêcher d’une certaine sympathie pour certains d’entre eux : le deux-pieds qui va sur la colline est l’un de ceux-là. Ainsi que sa compagne, qui exerce sur le sauvage animal une irrésistible attirance.

Pourquoi en est-il ainsi ? Loup-fauve ne le sait pas. Mais peut-être que le sang qui coule dans ses veines et que lui ont transmis ses ancêtres, pourtant aussi farouches que lui, peut-être que ce sang a déjà rencontré, ailleurs, en d’autres temps, d’autres deux-pieds devenus des alliés ? Il s’agirait alors d’une sorte de mémoire de race, dont le jeune animal ne peut avoir qu’une conscience diffuse. 

Est-ce que leur trop grande proximité avec les deux-pieds leur fait perdre tout leur instinct ? Les autres loups ne semblent pas se rendre compte que l’on gagne toujours plus sur le cerf ; sur la colline, le deux-pieds voit ce dernier depuis de longs instants ; bientôt, à un mouvement de terrain, le deux-pieds juvénile l’aperçoit à son tour ; sans attendre, presque aussitôt, ayant assuré sa branche dans sa main, avec un cri sourd, il prend son élan ; excellent coureur, il a bientôt dépassé tous les loups, qui s’efforcent autant qu’ils le peuvent, toujours plus loin derrière lui. Tous, à l’exception cependant de Loup-fauve, qui lui, sans hésiter, quittant le groupe, se hâte vers le fleuve. Warmiz, aussitôt qu’il prend conscience de l’initiative du jeune loup, pousse un cri menaçant, mais Loup-fauve n’en a cure ; un moment de flottement se manifeste nettement chez les loups. Puis Gretz et un autre loup quittent le groupe, venant rejoindre Loup-fauve, tandis que les autres continuent derrière le juvénile.

Magnifique, la course du juvénile. Un excellent coureur. De manière évidente, il gagne sur le cerf. Mais ce dernier n’a-t-il pas quelque peu ralenti ? Garde-t-il des forces pour une fuite tardive ? Ou bien pense-t-il que son poursuivant, parti trop tôt, de trop loin, et trop vite, ne le rejoindra jamais ? Ce qui est sûr, c’est que tout occupé du juvénile, le cerf ne semble prêter aucune attention au deux-pieds qui dévale les collines dans sa direction, et moins encore aux loups qui se hâtent pour lui barrer la route vers le fleuve.

***

Ni Loup-fauve, ni les deux loups derrière lui, n’ont remarqué quand le juvénile, épuisé par un effort excessif a fini par s’écrouler, de longues foulées derrière le cerf ; à vrai dire, tous savaient que cela finirait par se produire, et le juvénile était comme déjà sorti de leurs consciences. Quant aux loups du juvénile, ils s’étaient eux aussi poussés au-delà de leurs forces, et découragés par l’échec du deux-pieds, ils avaient abandonné avec lui la poursuite.

Le cerf, le premier, a pris conscience que la chasse venait de changer de nature. Les trois loups d’un côté, et le deux-pieds de l’autre agissaient de concert, et ne cherchaient pas à le rattraper. Mais ils imposaient au cerf un rythme que celui-ci devinait ne pouvoir soutenir très longtemps. Et surtout, les loups barraient l’accès au fleuve. Quant aux ruses, il n’en restait plus pour le cerf, désormais couru à vue. Alors seulement, ce dernier a commencé d’avoir peur, et cela, les loups, et peut-être aussi le deux-pieds, l’ont su aussitôt.

La course infernale et mortelle ; les loups d’un côté, le deux-pieds de l’autre courent inlassablement, sans varier leur allure ; la brûlure de la soif, le feu dans les poumons, les membres deviennent douloureux et raides ; la conscience s’obscurcit peu à peu. Il fait moins chaud pourtant, cela fait déjà plusieurs heures que le soleil a commencé de décliner sur l’horizon. La nuit n’est plus si loin. Mais cela, les chasseurs derrière le cerf le savent aussi bien que lui, eux qui depuis un long moment, ont nettement pressé leur allure, ce que le cerf ne peut plus faire. Il sent les haleines de haine se rapprocher toujours plus, de chaque côté de sa course, haleines aussi patientes qu’implacables…

***

— Comment s’est passée la chasse, demande la femme ? Xang a rapporté à sa mère qu’il avait manqué le gibier ?

Les années et la vie rude chez les Donzes n’ont rien entamé des charmes de l’épouse ; les gestes sont toujours aussi gracieux et la voix a tout gardé de sa merveilleuse harmonie. Le chasseur enveloppe la femme d’un regard emprunt de tendresse, mais aussi de tristesse.

La femme reprend :

— Comment Xang a-t-il manqué le gibier ?

Le chasseur raconte. Puis il conclut :

— Un caractère difficile. Presque rétif aux leçons et aux conseils. Mais peut-être aussi que l’oncle ne s’y prend pas bien.

La femme pose gentiment la main sur le bras du chasseur.

— L’oncle ne doit pas se soucier. Il s’y prend aussi bien qu’il est possible. Aussi bien, sans aucun doute, que ne l’aurait fait le père de Xang lui-même. Oui, c’est vrai qu’il s’agit d’un caractère difficile, intransigeant. L’héritage du sang. Et l’oncle, devenu l’époux, est un homme admirable, qui n’a pas de reproche se faire.

Le chasseur serre doucement la main de la femme, en un remerciement silencieux.

***

Le feu crépite dans la nuit calme. Les trois hommes qui, après avoir perçu le signal du chasseur coureur et avoir rejoint ce dernier, ont dépecé puis porté le cerf, en font cuire à présent les jambons le long de la flamme. Les deux coureurs et les femmes attendent, assis ou couchés dans les herbes, tout près de la flamme ; un peu plus à l’écart, les trois loups qui pendant la chasse ont quitté le groupe.

— Pourquoi mon frère garde-t-il les trois loups près de lui, demande l’un des porteurs au plus âgé des deux coureurs ?

— En effet, ce n’est jamais une bonne manière d’agir que de garder les loups en trop grand contact avec les humains. Ils y perdent leur sauvagerie, et finissent par trop s’amollir. Mais le groupe s’est dispersé pendant la chasse, et Warmiz, le meneur en a manifestement pris ombrage. La femelle pourra sans doute rejoindre les autres assez vite, mais il vaudra mieux écarter les deux jeunes mâles quelque temps.

— Comment s’y prendra mon frère pour éloigner les deux délinquants ?

— Le neveu du chasseur, qui a manqué le gibier aujourd’hui, les guidera demain dès l’aube sur le plateau. Ils y rejoindront nos guerriers et nos loups, qui veillent le troupeau de la tribu, et ils leur apporteront leur aide. Le plus vieux des deux loups ne leur sera peut-être pas très utile, mais le plus jeune, celui dont le pelage tire vers le noir, a déjà fait preuve d’un remarquable talent de rabatteur. Quant au jeune chasseur, les courses nécessaires autour du troupeau disciplineront ses allures.

Tous les visages se tournent vers le jeune coureur, dont le visage s’est crispé.

— Qu’un jeune chasseur manque un gibier, n’est-ce point naturel, dit l’une des femmes ? Si courageux que puisse être Xang, il n’a pas encore atteint sa vigueur d’homme !

— Le jeune chasseur n’a pas manqué le gibier par manque de vigueur, mais par excès d’orgueil ! Ou bien par impatience !

— Il n’a pas rattrapé le cerf, mais il l’a fatigué ! Après cela, il devenait facile de le forcer, répond l’adolescent avec un soupçon de morgue.

— Non, c’est faux ; Xang doit en prendre conscience ; le cerf n’a tenu aucun compte de cette poursuite et n’a fourni aucun effort pour y échapper.

Le coureur parle avec calme, presque avec indifférence. Mais chacun peut voir que, malgré cela, l’adolescent est piqué au vif !

— Xang est le plus rapide de la tribu, plus rapide que son ancien !

D’abord, l’ancien ne dit rien. Tous l’observent, masquant mal leur inquiétude ! Comment sera punie l’insolence de l’adolescent ? Puis l’ancien prend la parole, avec froideur.

— Le jeune coureur est un sot ! S’admirer de se trouver plus rapide qu’un ancien qui a le double de son âge !

L’adolescent s’incline, soudain confus, il regrette ses paroles. Sans se troubler, l’ancien continue sa critique ; l’adolescent n’a pas seulement manqué le gibier, mais plus grave, il n’a pas su garder le contrôle des loups, qui, divisés, n’ont pas agi de concert. Oui, pour doué qu’il soit, l’adolescent a encore beaucoup à apprendre.

Les hommes près du feu découpent la viande. L’adolescent a perdu superbe et arrogance. La mère de Xang vient silencieusement s’asseoir à ses côtés, et pose une main sur son épaule. L’adolescent ne résiste pas, mais reste à l’évidence mortifié. L’un des dépeceurs offre un morceau de viande à la femme, qui l’accepte en remerciant ; puis il veut en donner un autre au jeune coureur, mais celui-ci refuse. Alors le plus ancien des coureurs prend le morceau de la main du dépeceur, et l’offre à son tour à l’adolescent, en disant :

— Le neveu doit manger ! Il doit refaire ses forces, car son entraînement reprend dès demain à l’aube.

— Il faut corriger la course, demande, presque humblement, l’adolescent ?

— C’est exactement cela ; Xang est rapide, mais il ne sait pas économiser son effort ; s’il continuait de courir ainsi, non seulement il manquerait souvent le gibier, mais il userait rapidement les forces de ses os, et très tôt, ne pourrait plus courir. Les grands coureurs doivent courir longtemps, longtemps derrière le gibier, mais plus encore, longtemps dans l’histoire de leur vie.

— Est-ce que l’oncle voudra bien encore enseigner à son neveu ?

Son interlocuteur hausse les épaules, puis, avec bonté, prononce :

— Demain, dès l’aube…

Un peu plus loin du feu, à la frontière de l’obscurité, les loups, repus et fatigués, se sont endormis. Loup-fauve, qui dort comme les autres, épuisé comme les autres, s’étire en grognant.

— Les loups se sont montrés extraordinaires, explique le coureur le plus âgé. Ils ne se sont pas contentés de fermer le salut du fleuve, ils ont rejoint le cerf à bout presque en même temps que le chasseur ; celui-ci n’avait pas de lance, il ne pouvait user que du poignard ; et sans l’aide des loups, qui maintenaient le fuyard de leurs crocs furieux, il ne serait sans doute arrivé à rien, ou se serait trouvé blessé. Les loups étaient entraînés par Loup-fauve, qui sera, c’est l’évidence, un sujet d’exception, comme presque tous ses ancêtres !

— Loup-fauve, quel nom étrange ! Pourquoi l’oncle a voulu ce nom pour le louveteau ? Qui sont ces ancêtres dont l’oncle parle avec tant de respect ?

— Une longue histoire ! Un nom porté par le père du père du louveteau. Une histoire parcourue par tant de parents disparus de l’adolescent, qu’il est temps que ce dernier la partage. Une histoire que l’oncle va essayer de rapporter, aussi fidèlement que sa mémoire le lui permettra…

Le vieux coureur se saisit alors de la main de la femme qui s’est assise aux côtés de l’adolescent.

— Et quand sa mémoire le trahira ou sera incomplète, d’autres, qui ont vécu ces évènements tout autant que lui, voudront peut-être l’aider ?

La femme ne répond pas, mais sourit doucement, mais aussi mystérieusement, dans la nuit.

Alors, comme rassuré, le coureur commence de conter. 

 

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