Le Chant du brasier, chapitres 21 et 22

Le songe de Malbu

Malbu, allongé, contemple la jeune femme debout devant lui. La chambre est certes petite, mais les soies sur les cloisons et par dessus plusieurs épaisseurs de tapis impressionnent manifestement Varna, qui n’a jamais même imaginé pareille somptuosité.

— Est-ce que tu as peur, demande Malbu ?

Varna ne cache pas sa surprise : l’Empereur vient de s’adresser à elle en langue donze.

— Plusieurs hommes de ta tribu sont des espions pour moi, explique l’Empereur. Ils m’ont appris quelques mots de votre langue. Mais cela, chez les Xorch’s, personne ne le sait, et tu devras garder ce secret !

Varna fait signe qu’elle a compris. Elle dit aussi qu’elle a peur, mais qu’elle prie les Dieux que l’Empereur la trouve à son goût.

La pièce est éclairée par une unique torche, mais la lumière est suffisante pour rendre bien visible le visage finement dessiné de la donze.

— Tu es une prise de Xiri, demande Malbu. As-tu été sa maîtresse ?  

La femme sourit légèrement, comme secrètement amusée.

— Xiri aurait bien voulu. Mais Varna lui a fait comprendre qu’il devrait attendre.

Malbu est certain que la femme ment ; mais ce naïf mensonge, qui n’a d’autre but que de ne pas le décevoir, amuse le vieil homme.

— Ne reste pas debout, dit-il. Viens t’allonger près de moi.

Lentement, la Donze entreprend de défaire le haut de son vêtement. Bientôt apparaissent une épaule et le dessin d’une poitrine parfaite. Un dessin si pur que le vieil homme ne peut manquer se s’en trouver ému malgré lui.

— Attends, ordonne-t-il. La nuit est avancée, la journée de demain sera rude ; je dois prendre des forces et dormir quelques heures, je ne veux pas gâcher par une hâte excessive le plaisir de ta découverte. Allonge-toi près de moi, donne-moi ta chaleur, et dormons jusqu’à l’aube.

La jeune femme est venue se blottir contre lui. Hongria dit vrai : la jeune sauvage a tous les charmes. Une troublante imitation de l’Impératrice. Avec une insolente jeunesse. Mêmes gestes, même fier port de tête. Et cette ardeur d’âme que l’on devine au moindre mouvement, cette même volonté de séduire, de parvenir à ses fins. Varna, une petite sœur d’Hongria ? Deux sœurs ? Une mère et sa fille ? Malbu sourit dans la nuit. Il sait Hongria capable de tous les mensonges. Un instant, la tiédeur du jeune corps contre lui vient réveiller son ardeur. Mais il résiste. Il doit mettre de l’ordre dans ses pensées. Analyser tout ce que l’Impératrice vient de lui révéler. Mettre ces informations en perspective avec ce qu’il savait déjà, ce qu’il avait deviné et ce qu’il avait intrigué. Et peut-être en sortir une combinaison qui lui soit favorable.

C’est que le vieux politique le sait d’expérience : tout fait nouveau, inattendu, ressenti comme bon ou mauvais, vient toujours en faveur du Pouvoir établi, pourvu que celui-ci sache en tirer le bon parti. Au contraire de ce qu’ils croient eux-mêmes, l’inertie est la meilleure alliée des jeunes ambitieux, car le peuple ne craint rien tant que le changement. Quand rien ne se produit ni ne menace, un changement de pouvoir peut être assez bien perçu pour être accepté. Mais la moindre émotion, la première crainte ou l’idée même d’un danger, voilà le peuple rassemblé derrière ses plus vieux dirigeants, comme les poussins courent sous la poule au premier bruit suspect.

Certes, jamais l’Empire n’a tant vacillé. La journée d’hier aurait dû mettre un terme définitif aux mortelles ambitions de Xiri. Mais la fosse vide remet tout en question. Nul doute que son jeune frère va s’étrangler d’indignation, et qu’il trouvera de nombreux ambitieux pour s’étrangler avec lui. Les révélations de l’Impératrice ne laissent aucun doute : désormais, son frère se croit sûr de son fait !

S’il parvient au pouvoir, Xiri ménagera-t-il la vie de son grand frère ? Celle d’Hongria ? Une sorte de lassitude étreint l’âme du vieux politique. Après tout, que lui importe le sort que lui réservera l’ambitieux ? Une vieillesse honteuse ou la mort, qu’importe ? Mais à ce moment, Malbu voit l’enfant. L’enfant qui dort à quelques pas de là. Le seul enfant que l’Empereur se connaisse de manière certaine. Ce cadeau d’Hongria et des dieux. Malbu a beaucoup tué et beaucoup fait mourir tout au long de sa vie. Des hommes, surtout, mais aussi des femmes et même des enfants. Le pouvoir est ainsi, il a besoin de sang ; il faut savoir faire couler le sang pour le garder. Malbu a beaucoup fait mourir, et il est endurci. Il n’empêche, l’affection qu’il porte à l’enfant n’a pas de mesure humaine. Quel destin pour l’enfant, sous le règne d’un Xiri ?

Un instant, Malbu songe à renoncer volontairement au pouvoir, en faveur de son jeune frère, en échange d’une promesse de ce dernier de ménager le destin de l’enfant. Absurde. Xiri promettra, mais c’est un homme de pouvoir. Les guerriers honorent parfois leurs promesses, mais il est dans la nature même des hommes de pouvoir de se parjurer tôt ou tard, peu ou prou. La promesse ne sera pas jurée que Xiri commencera de prendre ombrage de la vie de l’enfant, et il se débarrassera de lui. L’Impératrice n’y pourra rien. Xiri se débarrassera d’abord de l’Impératrice. Puis il fera le malheur de l’enfant.

Malbu est las ; mais pour l’enfant, il doit absolument garder le pouvoir. Les moines enfuis mettent le Grand-prêtre hors d’état de nuire par lui-même. Mais la fosse vide ? Comment empêcher les partisans de Xiri de tirer parti de la fosse vide ?

La fosse désertée n’est pas réellement ce qui inquiète le vieil homme. Ses plans étaient prêts depuis longtemps. Mais personne ne devait savoir ; personne ne pouvait savoir ! Or quelqu’un a su ? Mais qui ? Voilà ce qui ronge le vieux stratège ! Qui a su ? Qui a parlé ? À qui ? Tant que personne ne savait, Malbu restait le maître du jeu. Qui est le maître du jeu, à présent ? Xiri ? L’Empereur ne peut le croire. Trop impulsif, pas assez réfléchi. Mais qui, si ce n’est Xiri ? Peut-être personne ! Le destin ! Mais pour qui le destin travaille-t-il ?

Énervement, tension insupportable. Une envie furieuse de se plonger dans la tiédeur du corps à ses côtés ; y chasser quelque détente. Mais il reste immobile, ses pensées vagabondent… le vieux politique ne le sait que trop, aucun destin de pouvoir n’est jamais scellé, tant d’imprévus peuvent survenir avant le mitan du jour prochain… oublier, attendre, et veiller la chance…

Soudain, Usi et lui sont assis face à face. Ils devisent.

— Ainsi, tu es revenu ! Mais qui es-tu cette nuit ? Le mourant, qui vient de gagner le défi ? Le mystérieux éclaireur volontaire ?

Son interlocuteur ne répond rien. Malbu découvre alors que celui-ci n’a pas de regard. Ou plutôt, un regard au-delà. Un regard qu’il a déjà rencontré, mais il ne peut se souvenir où. Il torture sa mémoire, il sent qu’il va pousser la porte de l’oubli, mais il n’y parvient pas. Il trouvera plus tard.

— Vous êtes tellement semblables. On veut me donner à croire que vous êtes deux personnes. Je ne le croirai que si je vous découvre en même temps, l’un à côté de l’autre. Tant que je n’aurai pas vu cela, je continuerai de me demander si vous n’êtes pas les deux faces de la même pièce. Mais on ne vous découvre jamais en même temps. L’un, puis l’autre. L’un ou l’autre. Jamais les deux en même temps !

Toujours cet étrange regard. Toujours cet étrange silence. Un être ou deux, s’ils sont deux, ils sont pareils aussi pour cela. Ils n’entendent que ce qu’ils veulent entendre.

— L’un ou l’autre, vous m’avez parfaitement conseillé. Le trop grand nombre de ses guerriers menaçait d’étouffer la cité. Le sang de la journée d’hier a ravi les dieux. Elle n’a pas désespéré le peuple, qui compte sa peine et sait que chaque tombe qu’il lui faudra creuser, c’est une bouche qu’il ne nourrira plus.

Il semble à l’Empereur que l’être sans regard a esquissé ce qui ressemble à un sourire.

— Mais le peuple n’est pas apaisé pour autant, reprend-il. Moins de guerriers, c’est bien. Mais il reste les prêtres et les moines. Les nobles et la cour. Et par-dessus tout, la cohorte toujours plus nombreuse des administrateurs !

— Pourquoi le nombre des administrateurs devrait-il s’accroître demande l’être sans regard, d’une voix un peu sifflante et sourde ?

— D’abord, il faut des administrateurs pour compter les tributs. Puis ces administrateurs se plaignent que les tributs sont trop nombreux ; ils réclament des aides. Pus tard, il faut de nouveaux administrateurs pour contrôler les administrateurs et leurs aides. Ensuite d’autres encore, pour organiser le travail des uns et des autres. Et contrôler que les organisations sont respectées. Les administrateurs se multiplient, le travail est toujours plus mal fait, et le peuple est à bout !

— Il ne se révolte pas ? Pourquoi le peuple ne se révolte-t-il pas ?

— Il faut de l’énergie pour se révolter ; le peuple est trop fatigué, il n’a plus d’énergie ; et les administrateurs veillent ; la moindre tentation de révolte aussitôt découverte est aussitôt réprimée. Férocement ! Les prêtres, les nobles et les administrateurs ne se soucient pas du peuple. Mais l’Empereur se soucie du peuple et il souffre pour lui.

— Si tu te soucies vraiment des hommes, détruis l’Empire !

Malbu sursaute. Est-ce la nature du conseil, ou le fait que l’interlocuteur s’adresse à lui directement, comme à un égal ?

— Détruis l’Empire, ou il finira par se détruire lui-même. Chasse les prêtres, tu sais bien que les temples sont vides.

— Comment sais-tu si les temples sont vides ou non ? Tu n’es pas initié !

— Les initiés savent tous que les temples sont vides, des légendes pour occuper les esprits faibles du peuple !

— Comment saurais-tu ce que savent les initiés ! Ni les temples, ni les cieux ne sont vides ! Prends garde aux dieux des temples et des cieux !

— Pour les cieux, nous ne savons pas, mais pour les temples, aucun doute possible, pas de dieux dans les temples ! Les temples sont vides ! Et les prêtres sont au mieux des ignorants qui rêvent éveillés, au pire, des imposteurs ! Chasse les prêtres ! Puis chasse les nobles, coûteux rapaces. Libère le peuple, les administrateurs deviendront inutiles. Prêtres, nobles, administrateurs et guerriers devront se résoudre à mourir de faim, ou apprendre à travailler. Le plus grand nombre mourra de faim, mais les moins incapables d’entre eux finiront par travailler. Et, enfin soulagé de l’effroyable poids de tant de parasites, le peuple pourra commencer de respirer.

— Si je faisais cela, le bruit s’en répandrait vers les autres cités plus vite que ne vont les oiseaux migrateurs ! Demain, deux armées, dix armées seraient aux pieds de nos murailles.

— Des armées qui seraient aussitôt défaites ! Que pourraient des armées contre des hommes libres, en nombre suffisant !

— Liberté, vous n’avez que ce mot à la bouche ! Mais regarde ce que produisent les empires ! Vois la cité des Xorch’s ! Les murailles, le temple, le palais ! Les demeures ! Tout cela n’est-il pas admirable ! Les Empires sont l’avenir du monde ! Il n’y a pas d’espoir pour les peuples qui se veulent libres, relégués aux confins des contrées les plus désolées, ou sur des îles dépourvues de tout ! Demain, les Empires se partageront le monde, et il ne restera aucune place pour les peuples libres, qui refusent de se soumettre et de payer le tribut !

— Quand ces jours arriveront, les heures des Empires seront comptées ! Tant qu’il peut éviter l’homme, le loup fuit. Toujours plus loin ! Le loup fuit, l’homme se croit invincible. Un jour, il en vient à couper toutes les retraites du loup. Mais c’est un nouvel être qui naît alors ; car le loup acculé ne fuit plus, il attaque avec la farouche fureur de son désespoir, une fureur à laquelle rien n’avait préparé l’homme ! Quand les Empires se seront emparés de toute la surface de la Terre, la révolte des hommes libres sera terrible et surprendra les Empires.

Toutes les retraites du loup coupées ; l’animal acculé ; soudain, Malbu se souvient. Il se souvient où il a vu un regard semblable à celui de son interlocuteur. C’était, il y a des années, une campagne de chasse organisée pour distraire la cour. Les éclaireurs avaient repéré une tanière de loups, et en avaient fermé toutes les entrées, sauf une seule, où l’on avait introduit, aussi profondément que possible, des broussailles enfumées. D’abord, il ne s’était rien produit, mais soudain, un loup mâle, le premier, avait surgi, et à demi asphyxié, s’était courageusement jeté sur le mur de guerriers rassemblés autour de lui, voulant sans doute, dans un geste désespéré de bravoure, ouvrir un passage au reste de sa famille. Immédiatement, dix, vingt lances avaient transpercé poitrine et tripes du combattant. La première lance s’était déjà révélée mortelle, les autres n’avaient d’autre fin que d’assouvir la rage des guerriers. Mais, ce qui avait surpris Malbu, c’est l’étrange regard du loup, qui, comme indifférent aux coups qu’il recevait, et qui faisaient pourtant trembler tout son corps martyrisé, semblait regarder très au-delà du cercle de ses ennemis, comme s’il voyait déjà au-delà du monde des vivants, un regard à pétrifier d’émotion tout observateur, le même regard que celui qu’il observait à présent chez son interlocuteur.

— Détruis l’Empire, dit encore une fois ce dernier ! Chasse les nobles ! Ce sont tous des imposteurs. Chasse toutes les bouches rapaces et inutiles ! Bouches rapaces et inutiles, elles ne produisent que du vent et de la peine ! Chasse-les !

— Qui dirigera le peuple ?

— Pourquoi diriger le peuple ?

— Que deviendra le peuple, s’il n’a plus de maîtres ? Le peuple ne peut agir ou même se discipliner sans maîtres !

— Vous, ses tyrans, vous avez volé aux hommes le pouvoir d’agir par eux-mêmes ! Vous devez le leur rendre !

— En grand nombre, les humains sont nés pour se soumettre et pour être dirigés ! Seuls quelques-uns naissent capables de se diriger eux-mêmes et de diriger les autres. C’est l’ordre naturel du monde !

— C’est l’ordre naturel des peuples qui ont renoncé à vivre libres !

— L’ordre naturel du monde : un petit nombre d’hommes supérieurs pour commander au plus grand nombre des hommes inférieurs, les diriger, et leur imposer le meilleur pour eux-mêmes ! 

— Aucun homme ne peut jamais savoir ce qui est bon ou mauvais pour un autre !

— Les hommes supérieurs ont le souci de ce qui est bon pour les hommes inférieurs !

— Il n’y a pas d’hommes supérieurs. Il n’y a que des hommes. Et les hommes, comme tous les êtres vivants, se soucient d’abord d’eux-mêmes.

— Il y a toujours des hommes supérieurs, pour diriger et dominer les hommes inférieurs !

— Au sein de tribus restées libres, personne ne dirige personne ! Personne ne domine personne !

— Les tribus libres ont des chefs et des princes !

— Les chefs des tribus libres ont seulement le droit d’être plus généreux que tous les autres, et dans les combats, de mourir les premiers !

— Qui commande les chasses ? Qui commande les guerres ?

— Un homme est désigné par tous pour organiser la chasse ou la guerre. Mais il ne commande personne et ne contraint aucun guerrier ! Les guerriers libres sont comme les loups. Personne ne contraint ni le loup, ni le guerrier libre !

— Partout, toujours, l’homme domine la femme ! Dans les tribus qui se disent libres, qui possède les femmes ?

— L’homme libre ne possède rien. L’homme libre ne domine pas la femme libre. La femme libre n’appartient à personne !

— Partout, toujours, les hommes de pouvoir ont des femmes en grand nombre. Plus il y a de pouvoirs, plus il y a de femmes !

— Les hommes des tribus libres chassent loin d’eux les hommes de pouvoir, et ceux d’entre eux qui ne veulent pas fuir sont tués. Plusieurs femmes peuvent choisir de vivre avec un seul homme, plusieurs hommes peuvent choisir de vivre avec une seule femme, plusieurs hommes peuvent choisir de vivre avec plusieurs femmes. Personne ne peut rien imposer à personne ! Le plus souvent, les hommes des tribus libres vivent comme les loups, un seul homme avec une seule femme ; mais parce que c’est ce qu’ils souhaitent, et non parce que cela leur serait imposé !

— S’il n’y a plus d’hommes de pouvoir, qui s’occupera des pauvres et des faibles ?

— Les pauvres et les faibles sont l’excuse des hommes de pouvoir, par leur souci. Qui s’occupe des faibles et de pauvres, quand il y a des hommes de pouvoir ? Qui s’en occupe autrement que pour les rendre encore plus faibles et pauvres ? Et qui les a faits faibles, sinon les hommes de pouvoirs ?

— Et chez les tribus libres ?

— Au sein des tribus libres, il n’y a pas de pauvres, car l’homme libre ne dépend que de lui-même. Les faibles, enfants, blessés, malades ou vieillards, ils sont aidés par leurs familles ou leurs amis.

— Et s’ils n’ont ni famille, ni amis ?

— Ils meurent. Tout comme les pauvres et les faibles sans famille ni amis dans les cités des hommes de pouvoir.

— S’il me prenait folie de t’entendre, qui veillerait sur mon fils ?

— Tu devrais lui apprendre à se veiller lui-même !

— Il est trop tard ; il ne sait rien faire par lui-même ; il ne me reste plus assez de jours à vivre pour lui enseigner ce que je ne sais pas moi-même ! Renoncer au pouvoir, ce serait renoncer à la vie, et condamner les miens !

— Ce qui est vrai pour les tiens l’est tout autant pour les autres bouches rapaces et inutiles de ta cité ! En dehors du pouvoir, elles ne sont rien, et ne peuvent que mourir ! La seule nourriture des hommes de pouvoir est le malheur des peuples.

— Je ne renverrai ni les nobles ni les administrateurs ; je ne saurais me passer d’eux ! Mais peut-être devrais-je en réduire le nombre, et mieux les choisir ?

— Ne sont en cause ni leur nombre ni leurs qualités ; c’est leur existence même qu’il faut combattre. Il ne faut ni réduire leur nombre, ni penser à les remplacer. Il faut les éliminer, tous. Ils ne sont que nuisance, et ne sont utiles qu’à eux-mêmes. Tôt ou tard, les peuples opprimés finiront par le comprendre, comme le savent depuis toujours les peuples libres !

— Qui es-tu, demande encore Malbu ? Le fuyard ou l’éclaireur ? Ou bien leur âme ?

Ils sont à présent tous les deux dans la fosse. De l’autre côté de la pierre, on devine le mouvement des hommes de la garde. Une petite flamme nourrie de graisse animale maintient un peu de clarté. L’homme est allongé à même le sol, sa tête reposée sur une pierre. Malbu est debout.

— C’est un mensonge, dit Malbu. Je suis venu ici tantôt, et la fosse était vide.

— Il fait sombre dans la fosse, répond le gisant. L’Empereur n’a pas bien regardé. Maintenant, l’Empereur doit partir. Le prisonnier est fatigué, et il doit garder ses forces s’il veut vivre jusqu’au moment du sacrifice.

— J’ai de l’amitié pour toi, répond Malbu. Ce sont les prêtres qui réclament les sacrifices, pas l’Empereur. Conseille-moi un moyen de t’épargner !

— Que l’Empereur détruise l’Empire !

— Je ne peux pas détruire l’Empire d’ici le mitan du prochain jour ! Mais je peux te faire fuir !

— Si le prisonnier n’est pas dans la fosse, le Grand-prêtre acceptera-t-il d’allumer le brasier ?

L’Empereur ne répond rien. Pas de prisonnier, pas de sacrifice. Le Grand-prêtre n’allumera pas le brasier. Le peuple craindra la fureur des dieux. Mais pourquoi le gisant tient-il tellement à ce que le brasier soit allumé ?

— Le chant du brasier, murmure dans un souffle le gisant. Le chant du brasier, la braise pour les corps, la flamme pour les âmes !

Malbu devine que le gisant délire. Et toujours cet étrange regard vide. L’Empereur voudrait s’enfuir. Il s’enfuit.

Ils marchent à présent, côte à côte, sans doute dans un jardin du palais.

— La fosse est vide, reprend l’Empereur, le brasier ne chantera pas.

— La vue de l’Empereur baisse, répond l’interlocuteur, la fosse n’est peut-être pas vide. Mais ils sont foule, ceux qui voudraient que la fosse soit vide, et qui sont prêts à tout pour qu’elle le soit en effet. Le moine désigné par l’Empereur s’est enfui. Que l’Empereur désigne un autre moine, le plus jeune et le plus frêle, pour veiller le prisonnier. Le moine portera le costume blanc des moines pénitents, et sa tête et son visage seront masqués par la capuche. Personne ne devra croiser son regard, et les gardes devront laisser passer le moine, sans lui adresser la parole. Rien ne pourra ensuite troubler le moine. Il ne sera pas tenté de fuir. La veille du prisonnier sera bien assurée.

— Comment reconnaître le moine le plus jeune et le plus frêle ?

— Le premier qui se présentera, ce sera celui qu’il faudra désigner.

Malbu devine que son interlocuteur va disparaître. Mais ce dernier dit encore ceci : 

— Quand le prisonnier sera prêt pour le sacrifice, l’Empereur ordonnera qu’on lui délie les pieds et les mains ; il montrera ainsi à tous sa puissance et son autorité. L’enfant sera présent. Il faut lui forger l’âme. Mais il faudra ordonner à la mère de l’enfant de bien veiller sur lui !

 — Xiri, interroge Malbu ?

— Si la fosse n’est pas vide, que restera-t-il de l’orgueil de Xiri ?

Malbu est sur la couche, la jeune femme toujours à ses côtés. Elle est éveillée, elle l’observe avec inquiétude !

— L’Empereur s’est beaucoup agité, dit-elle, il semblait parler à plusieurs inconnus, mais dans une langue inconnue de la femme. Est-ce que la femme aurait dû appeler ?

Malbu la rassure. Il songe quelques instants. Puis il prend sa décision. Il s’en trouve aussitôt apaisé. Le jour est presque levé. Il donnera des ordres aux moines et à la garde. Mais il dispose d’un peu de temps. Doucement, mais fermement, il attire la jeune femme vers lui. Celle-ci n’oppose aucune résistance

Métamorphoses

Loup-fauve s’est aplati tout au bord de la falaise, la truffe au ras du sol, en direction de la cité. Sauvagine, Nam, et tous les autres observent : l’attitude du loup ne laisse aucun doute. Ce dernier n’est que vigilance et extrême attention. Mais que veille le loup ? Des ennemis, ou peut-être des alliés qui marcheraient vers eux, en bas dans la plaine ?

Le loup ne semble pas veiller la plaine ; mais plus loin, très loin devant lui. L’étrange animal peut-il veiller ce qui se passe au-delà des murs de la cité maudite ? Guette-t-il quelque signe de Xha ? De Deng ?

Le petit groupe, désemparé, ne sait que faire.

— Le loup a perdu sa raison, murmure l’un des guerriers. Profitons des premières lueurs du jour pour descendre la falaise et prendre sans attendre la route de nos terres.

Nombreux sont les guerriers à partager cet avis. Attendre Xha, qui s’est peut-être déjà enfui par un autre chemin n’a plus aucun sens.

— Nam ne partira pas tant qu’il ne saura pas ce que son frère et son neveu attendent de lui, murmure à son tour Nam.

Tous sont surpris. Il y a quelque chose de transformé chez Nam. On dirait que la nuit lui a soudain conféré comme une part de l’âme de Deng.

— Tant que le loup guettera, Arua guettera chuchote à son tour celui-ci. Et quand le loup se mettra en mouvement, Arua le suivra. Où qu’il aille.

Tous sont surpris. Comme Nam, il y a quelque chose de transformé chez Arua. Arua n’a pas parlé comme parle Arua, mais plutôt comme parle Xha.

Les guerriers s’interrogent. L’âme de Deng a-t-elle quitté son corps, et est-elle venue se réfugier dans celui de Nam ? Quelque chose de semblable s’est-il produit pour Arua ? En ce cas, un malheur est-il arrivé à Xha ? Les regards reviennent vers le loup. Que voit le loup ? Que veille-t-il ?

Soudain, le loup s’est redressé. Quelques instants, il attend, debout, figé. Puis, résolument, il s’engage dans le sentier.

Nam fait signe à Arua. Que ce dernier suive le loup, avec ceux des guerriers qui le souhaiteront. Lui-même et Sauvagine attendront sur le plateau, au moins jusqu’au mitan du jour, comme l’a demandé Xha. Arua s’engage derrière le loup, immédiatement suivi des trois guerriers qui l’avaient précédemment accompagné, puis de tous les autres.

— La civière, dit l’un des compagnons d’Arua !

La civière, la dépouille de Deng. Qui peut savoir ce que voudront les dieux ? Arua fait un signe d’acquiescement. Le guerrier revient sur ses pas, charge la civière sur ses épaules, et bientôt rattrape les autres.

Désormais, il n’y a plus sur le plateau, pour attendre Xha, que Sauvagine et Nam.  

 

 

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