Le Chant du brasier, chapitre 25 et Epilogue

Conte du futur
— Et après, demande l’adolescent ? Que l’oncle veuille bien raconter encore !
— Ils sont d’abord allés sur le plateau donze, et là, ils ont rendu les honneurs des morts à Xha. Arua, frère aîné de Xha, a épousé la mère de l’enfant, comme c’est la tradition chez les Donzes, et comme l’avait voulu Xha. Et Arua a essayé d’apprendre à l’enfant tout ce que son père Xha lui aurait appris, s’il avait vécu.
L’adolescent ramasse un peu de sable, qu’il fait ensuite glisser de sa main.
— Les morts glissent entre les doigts de la vie, et à la fin, il ne reste plus qu’un petit caillou. Pourquoi tant de personnes ont-elles voulu que l’enfant vive ?
Arua ne répond rien.
— Pourquoi, répète l’adolescent ?
— En réalité, personne ne s’est réellement soucié de l’enfant, finit par dire Arua. Encore une fois, une si grande violence ! On combattait comme par réflexe, les faits se présentaient, et ce qu’il fallait faire s’imposait à chacun ; la dépouille de Xha ; l’enfant de Xha, le petit-fils de Deng ; c’est tout ce que les guerriers pouvaient sauver de ces deux hommes extraordinaires, dont ils se trouvaient les orphelins désespérés !
— Orphelins, demande l’adolescent ?
— Le père d’Arua, un brasier qui ne s’éteignait jamais ; l’homme des mystères et des secrets ; tant qu’il était vivant, personne ne pensait à cela ; Deng n’exigeait jamais ; mais par sa seule présence, son seul exemple, il entraînait tous ceux qui l’entouraient à tous les dépassements. Xha n’était pas comme Deng, mais d’une certaine façon, encore pire que lui ! Xha, le poignard brûlant de Deng ! Parfois Deng s’abandonnait, mais Xha jamais ! L’un et l’autre rendaient la vie difficile autour d’eux, même pour ceux qui les aimaient. Mais ces deux hommes partis presque en même temps, tous se trouvaient orphelins, désemparés comme de petits animaux ! Et c’est alors seulement qu’ils ont compris comme ces deux disparus avaient été présents !
— L’oncle était-il triste ?
De longs instants, pas un mot.
— L’oncle était-il triste, répète l’adolescent ?
Souffle sourd. D’une voix basse et rauque, Arua dit :
— Quand l’homme sur la muraille a fini de psalmodier, il a jeté l’enfant vers la foule, et s’est précipité dans le vide. Arua et ses compagnons, et sans doute aussi les Xorch’s n’oublieront jamais le cri de cette chute : comme un immense et joyeux éclat de rire ! Une fois encore, une fois pour toutes, Xha échappait à ses ennemis, et il se moquait d’eux ! Pas une nuit sans qu’Arua n’entende encore ce rire, qui a duré tout le temps de la chute, qui durera tout le temps de la vie d’Arua. Parce qu’Arua a compris le rire ! Xha se moquait des Xorch’s, mais aussi de lui, d’Arua, l’éternel indécis, et peut-être même de Deng, qui n’aurait rien approuvé de ce que Xha venait d’accomplir ! Le rire de Xha, l’ultime défi au monde des vivants ! Arua va confier un secret qu’il n’a jamais révélé à personne. Arua courait, comme les trois autres hommes qui portaient la civière, poursuivis par meute des guerriers xorch’s. Tout courant, il sentait sur sa poitrine et son ventre se déverser les larmes d’une longue pluie. Il trouvait cela étrange, car le ciel était clair, mais la hâte ne lui laissait pas le temps de s’interroger. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il a su que le ciel était sec et qu’il n’avait pas plu.
— Un homme qui pleure !
— Que sait la jeunesse de la douleur des hommes ! Que sait la jeunesse de la douleur de vivre ! Sait-elle seulement ce que c’est qu’un cœur qui crève ?
Voilà ce que, comme malgré lui, vient de crier Arua.
— Si les hommes pleurent, que reste-t-il aux femmes ?
— La vie. La femme arrache la vie des entrailles de l’homme, et cette vie, elle la fait grandir en elle, puis elle l’offre à la terre. Qu’importe alors la douleur de l’homme ? Que reste-t-il de la douleur de l’homme ?
— Le petit caillou. Il reste le petit caillou. Mais le petit caillou ne veut pas de tant de destins avant lui !
— On ne peut rien changer au destin de son passé, c’est ainsi. Mais aucun passé n’engage l’avenir. Chacun reste le seul maître de ce qu’il a reçu. Il n’a de comptes à rendre à personne, sauf à lui-même, un compte assez lourd pour rendre inutiles tous les autres.
— Est-ce que le neveu peut poser une question à l’oncle ?
Arua sourit.
— La mère et l’oncle sont mariés depuis de longues années, et ils montrent l’un envers l’autre une grande affection. Mais pourquoi n’ont-ils pas eu d’enfants ensemble ?
Un nuage de tristesse envahit le front d’Arua. Mais cela ne dure pas. Bientôt, deux yeux malicieux éclaircissent le nuage.
— Voilà bien la preuve de la bonté des dieux ! Ils auront jugé que l’éducation du neveu était déjà une charge assez lourde pour le pauvre Arua ! Ils n’ont pas voulu ajouter de la peine à sa peine.
L’adolescent rit, Arua rit. Ensemble, gaîment, ils continuent leur chemin vers le village.
Plus tard, beaucoup plus tard, ils sont autour du feu. La nuit est tombée depuis longtemps déjà, et ils ont partagé la viande cuite par Arua, et des baies et des fruits rassemblés par Musine. Une ombre noire se faufile à la limite du cercle de lumière produit par la flamme, puis disparaît presque aussitôt dans l’obscurité. Tous l’ont reconnu, c’est Loup-fauve qui veille et rode autour du campement. Loup-fauve, l’extraordinaire compagnon, qui ne semble jamais las, et ne paraît jamais prendre de repos ! Loup-fauve, envers lequel l’oncle Arua montre une si grande amitié !
— Et le loup, demande l’adolescent ? L’oncle a conté la légende de son père, et celle de son frère et de sa sœur. Et celle du loup, leur compagnon, qui a porté le même nom que le loup de notre famille. Mais quel lien entre ces deux animaux ?
— Arua croit que c’est celui du sang. Mais que sait Arua ? Les faits qu’il va rapporter, il les a observés, mais pour autant, les a-t-il bien compris ? Deng et Xha étaient hommes-loups de naissance et de nature, et eux savaient. Ils auraient su. Arua a fait ce qu’il a pu, mais il n’est pas homme-loup, et il n’a pas de certitudes.
— Les faits, quels faits Arua a-t-il observés ?
— La louve brune, la louve qui pendant quelques heures semblait avoir rejoint Loup-fauve. Elle veillait avec les guerriers avant l’attaque du plateau, puis elle a disparu, et plus personne ne l’a revue. Parfois, il a semblé l’entendre appeler dans la nuit, mais pour qui n’est homme-loup, comment distinguer avec certitude l’appel particulier d’un loup ? La louve n’a plus paru, et à la vérité, tous avaient oublié jusqu’à son existence. Mais un matin, un peu plus de trois pleines lunes après le retour chez les Donzes, Arua qui était parti chasser seul, a découvert, à quelques pas devant lui, une louve, qui semblait l’attendre, et qui lui a paru beaucoup ressembler à la louve du plateau. Elle semblait l’attendre, mais elle s’est enfuie rapidement, et Arua n’a pas pu retrouver sa trace. Mais deux matins plus tard, presque au même endroit, à nouveau la louve. Cette fois, elle ne fuit pas, ou plutôt, elle ne fuit pas de la même manière. Elle s’écarte quand Arua s’approche, mais sans disparaître, exactement comme si elle souhaitait précisément qu’il la suive. Le manège a duré quelque temps et les a entraînés assez loin du village. Arua suivait, de plus en plus perplexe. Où se laissait-il entraîner ? Et puis soudain, la louve disparaît. Quelques instants, Arua cherche sa trace, mais comme la fois précédente, il ne la trouve pas. Au moment où il allait renoncer et reprendre le chemin du village, à quelques pas devant lui, soudain, la louve, qui cette fois, porte quelque chose dans sa gueule, que quelques instants plus tard, elle dépose avec délicatesse sur le sol. Puis elle s’écarte, abandonnant ce qu’elle a déposé. Arua continue d’avancer, avec prudence cependant, craignant que la louve ne veuille défendre un butin, ou quelque autre piège. Mais la louve ne défend rien, et aucun piège ne se manifeste. Bientôt, Arua n’en croit pas ses yeux : ce que la louve a posé sur le sol s’agite et rampe avec une grande maladresse, une touffe de poils, une proie encore vivante ; ce n’est pas une proie, mais un très jeune louveteau ! Un louveteau d’une belle couleur noire, encore plus sombre que celle de Loup-fauve ! Arua s’agenouille pour mieux observer. À ce moment, la louve disparaît, et Arua ne la reverra plus jamais. La louve venait de confier un louveteau noir à Arua, et ne voulait désormais plus rien savoir de lui !
— La louve a abandonné son petit ?
— Arua s’est souvenu de ce qu’expliquait Deng. Dans cette région du monde, les loups adultes sont gris, uniformément gris. Cependant, tous ne naissent pas gris. Quelques-uns naissent noirs, ou même parfois blancs ! Or voilà bien une contradiction chez les loups ! Animaux fiers et sauvages, profondément indépendants, ils se montrent incapables de tout comportement particulier, et si fiers qu’ils puissent être, ils semblent obéir à des règles secrètes que jamais ils ne transgressent. Les loups gris ne s’acceptent que gris ! Les louveteaux qui pour leur malheur ne naissent pas gris ne sont en général pas élevés par leur mère, et quand par exception ils le sont, ils n’ont guère de chance de survivre à leur sevrage : le plus souvent, ils sont tués par un membre de leur famille plus âgé qu’eux, en général leur propre père, ou dans d’autres cas, rejetés et fuis par le groupe tout entier, ils meurent abandonnés. La louve, sans doute pour sauver la vie de son louveteau noir, a préféré le confier à Arua ! Était-ce bien la louve brune des combats ? Loup-fauve et la louve avaient-ils eu le temps de s’accoupler ? Le louveteau était-il un fils de Loup-fauve ? C’est ce qu’a cru Arua. Il a ramassé la boule de poils, qui se montrait déjà très agressive et cherchait à le mordre, et il s’est donné beaucoup de peine pour l’élever ! Le louveteau s’est révélé d’un caractère sauvage et difficile ! Sans doute Deng ou Xha auraient-ils su comment s’y prendre avec lui, mais Arua n’a pas réellement trouvé ! Devenu adulte, le loup est resté farouche, et plutôt mal accepté des autres loups de la tribu. Il a fini pas s’accoupler avec une des louves, avec laquelle il s’est enfui. Arua n’a pas retrouvé leur trace. Mais quelques lunes plus tard, la louve est revenue, vers leur campement, accompagnée de trois louveteaux gris, mais sans le loup noir. Ce dernier avait-il fait le choix définitif de la vie sauvage, au sein de laquelle la louve avait renoncé à le suivre ? Avait-il subi quelque accident ? De manière étonnante, les louveteaux n’ont pas fait preuve d’un caractère particulièrement farouche, et ont été assez facilement acceptés des autres loups de la tribu. Il y avait deux louves et un mâle, Xan, le père de notre Loup-fauve : voilà comme le jeune loup se trouve être très certainement un descendant direct de cet extraordinaire loup de Deng, dont il a hérité, en plus de la couleur, de nombreux autres caractères et talents. Le sang du loup de Deng, par delà plusieurs morts, et tant d’improbabilités, mystérieusement prolongé.
À présent, comme épuisé par son récit, le conteur se tait ; on n’entend plus d’autre voix que celle du feu qui crépite dans la nuit. Mais que dit la voix du feu ? Personne n’oserait le répéter, mais tous le pensent avec force. Si le sang du loup a traversé la mort et les vies, pourquoi celui de Deng n’en aurait-il pas fait de même ?
Épilogue
— Notre père a vu juste ! Ce n’était qu’un grain !
La jeune femme propose à son frère de le relayer à la barre, ce que ce dernier accepte.
— Est-ce que la barque est encore poursuivie, demande la jeune femme ?
— La nuit est trop sombre, il est impossible de le savoir, répond le jeune homme.
— À présent, la barque est trop loin pour que ses ennemis la poursuivent, dit l’homme le plus âgé. Où va maintenant la barque, personne ne peut plus la suivre !
— Où va la barque, demande la jeune femme ?
D’abord, personne ne lui répond. Puis l’homme le plus âgé reprend :
— Pourquoi ma fille pose-t-elle des questions dont elle sait les réponses ? Ce que tous les trois, et notre loup avec nous, n’avons jamais cessé de chasser, et cela malgré ce qu’il nous en aura coûté ! Au pays des êtres libres, définitivement libres, hors la prison des corps qui trahissent, et des âmes entravées par les angoisses, voilà où nous conduit la barque ! Si vite, si sûre, glissant sur les flots et poussée par le vent !
— Et les autres, demande la jeune femme ? Ceux que nous avons aimés ?
— Ce que nous pouvions faire pour eux, nous l’avons fait, et sans doute au-delà du raisonnable ! Nous ne pouvions pas leur laisser des armes plus nombreuses ou plus efficaces ! À leur tour à présent de construire le destin !
Puis quelques instants plus tard :
— Respirons, respirons les grands vents de mer que jamais rien ne retient, respirons les grands vents libres des êtres qui ont, pour toujours, gagné leur liberté !
À ce moment, le grand loup noir s’assied dans la barque, et pousse vers les cieux un immense cri de loup, un cri qui n’est pourtant plus un appel douloureux, mais le cri du vagabond qui revenant à ses racines, en reconnaît les effluves et les parfums, un grand cri de victoire.
Cette fois, aucune des trois personnes dans la barque ne cherche à faire taire le loup ! Et sur les trois visages, le même sourire apaisé et complice !
- Que dit le loup, demande la jeune femme ?
- Pourquoi ma sœur fait-elle semblant de ne pas le comprendre ?
- Mais pourquoi ne le dit-il que maintenant ?
- Qui l’aurait écouté, qui l’aurait compris, s’il avait parlé avant ?
Qui l’aurait écouté, qui l’aurait compris, s’il avait parlé avant ?
FIN
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