Le Chant du brasier, chapitre 23, partie 2

Chant du brasier (suite)
Le vieillard fait signe à l’Impératrice et au Grand-prêtre ; pour le bourreau, aucun doute ; il a trahi ; quelles intentions ? Qu’importe ! Son sang doit couler, pour apaiser les dieux.
Xiri ? Le vieillard juge qu’il est légitime de faire suite à la demande de ce dernier. Mais comment organiser ce déplacement ? Xiri est initié, il peut se rendre sur le plateau. Mais qui désigner pour l’accompagner ? L’Impératrice offre que l’on envoie la deux-pieds et douze Isiatiles guerrières. Bien que femelles, les Isiatiles guerrières sont sélectionnées pour leur force et leur grande taille, et, entraînées à combattre, elles se révèlent, si nécessaire, des adversaires aussi cruelles que redoutables. Elles ont la réputation de combattre aussi bien, sinon mieux que nombre de guerriers. S’il n’y a personne sur le plateau et que la deux-pieds a menti, celle-ci sera sacrifiée sur le champ : enfermée dans le petit sanctuaire, elle y sera enfumée. Si le plateau n’est pas désert, les Isiatiles guerrières chasseront les intrus, si elles sont en nombre suffisant. Sinon, elles demanderont des renforts. Si le sanctuaire a été violé, tout ce qui se trouvera vivant à l’intérieur du sanctuaire devra y périr enfumé, car cela plaît aux dieux.
Le Grand-prêtre et le vieillard acquiescent à la proposition de l’Impératrice.
L’impératrice parle aux Isiatiles guerrières ; à ces dernières, mais à elles seulement, elle confie être certaine qu’Usi fera tout pour libérer la deux-pieds. Dès qu’elles auront repéré l’espion de l’Empereur, qu’elles mettent à mort la deux-pieds et qu’elles s’emparent de l’espion ! L’Impératrice veut l’espion vivant et malheur aux Isiatiles si elles ne parviennent pas à s’emparer de lui.
Les Isiatiles demandent ce qu’elles feront du prince Xiri, si le plateau n’est pas désert, comme celui-ci le soutient. L’Impératrice fait un geste de la main : que lui importe ! Si le prince a trahi, et que malgré cela, il entende rejoindre la cité, jusqu’aux pierres des murailles le rejetteraient sans aucun ménagement. Le renégat n’aurait plus alors d’autre salut que la fuite, une fuite sans alliés, sans troupes, sans amis ! Une fuite désespérée, piège mortel. Que les Isiatiles se gardent de se soucier de Xiri !
Le vieillard interroge : tandis que les Isiatiles guerrières vont courir vers le plateau, ne peut-on poursuivre la cérémonie ?
Mais le Grand-prêtre s’y oppose avec indignation ! Si le petit sanctuaire a été profané, les dieux resteront sourds aux sacrifices humains, aussi longtemps que l’affront n’aura pas été réparé !
Le vieillard s’inquiète : le condamné donne d’évidents signes d’épuisement ! Pourra-t-il survivre jusqu’à l’heure de son supplice ! On donne l’ordre aux Isiatiles guerrières de se hâter, elles se mettent en route sans attendre. Le peuple est prévenu, il faut maintenant guetter une fumée au-dessus du plateau du petit sanctuaire !
Le vieillard s’approche alors du condamné, et lui murmure à mi-voix :
— Tout ce que tu as voulu, tu l’as obtenu ! Pourquoi ne pas t’enfuir à présent ?
Le condamné est trop faible pour répondre clairement. Il bredouille quelques mots, où le vieillard croit distinguer « brasier », mais il n’est certain de rien.
Loup-fauve a compris que le petit groupe qui va se rendre vers le plateau va passer trop près d’eux, et pourrait déceler leur présence. Se coulant dans les herbes, entraînant les deux-pieds à sa suite, il s’écarte rapidement, sans s’éloigner pourtant de la muraille.
Les Isiatiles guerrières vont rapidement ; Musine peine à les suivre. Derrière Musine, l’ennemi de Tenace, et une petite escorte de ses guerriers, qui ont été autorisés à l’accompagner.
Ils sont bientôt aux pieds du sentier. L’une des Isiatiles guerrières semble commander le groupe. Elle s’adresse à Musine :
— La femelle est-elle capable de monter seule au sanctuaire ?
Bien sûr ! Musine est venue souvent déposer les offrandes. Elle connaît le chemin et toutes ses embûches.
— La femelle va monter la première, aussi silencieuse qu’elle en sera capable. Si elle détecte une présence sur le plateau, elle fera rouler une pierre. S’il n’y a personne, elle appellera. De toute façon, après un douzième de course du soleil, les autres Isiatiles se précipiteront vers le sanctuaire. Si la femelle n’a pas été tuée, et qu’elle est seulement retenue prisonnière, les Isiatiles guerrières viendront la délivrer.
Sans répondre, Musine s’engage le long du sentier dangereux. Elle se hâte. Elle sait très bien pourquoi l’Isiatile guerrière lui a demandé de monter seule et la première : de cette façon, Usi se laissera surprendre plus facilement.
Les Isiatiles ne savent rien du secret d’Usi, le secret dont il a fait part à Musine : le second passage au fond du plateau, presque impraticable, mais qui permet d’atteindre le sommet de la montagne.
Nam et Sauvagine l’ont su tout de suite. Quelqu’un tente l’ascension du sentier. Une seule personne, juge Nam. Et c’est très vite aussi l’avis de Sauvagine.
Nam veut fuir, sans attendre. Mais Sauvagine veut savoir qui est l’intrus. Aucun doute, c’est un pas léger : il pourrait être celui de Xha.
Musine est sur le plateau. La découverte des Donzes ne la surprend pas. Elle savait. Elle interroge : Usi ? Mais les Donzes ne connaissent personne de ce nom-là. Et par gestes, ils font comprendre qu’ils sont seuls sur le plateau. Musine est abattue, au désespoir. Mais elle prend sur elle et répète les paroles qu’Usi lui a apprises.
Il faut faire vite. Les Isiatiles guerrières n’ont pas attendu le douzième de la course du soleil. Au vacarme qu’elles font, on devine qu’elles sont déjà à mi-parcours, sur le sentier.
Nam est atterré. Ils sont trop peu nombreux pour envisager de résister, et la jeune femelle ne sera jamais assez habile et rapide pour leur permettre de s’enfuir.
— Nam prendra l’amie de Xha sur ses épaules, décide Sauvagine !
Nam est désespéré. En temps normal, une course avec un tel poids, le long d’une falaise aussi escarpée, avec une meute d’ennemis à ses trousses, voilà qui serait déjà un exploit. Mais les muscles de Nam n’ont pas récupéré de la course de la veille ! Ils seront incapables d’un tel effort ! La jeune femme va mourir !
Sauvagine est furieuse ! Musine porte l’enfant de Xha, dont personne n’a de nouvelles ! Peut-être l’enfant est-il tout ce qu’il reste de Xha au royaume des vivants ! L’enfant de Xha, le sang de Deng ! Un enfant sacré ! Tous peuvent mourir, qu’importe, mais le sang de Deng doit être épargné !
Nam secoue la tête, impuissant ! Tout ce que dit Sauvagine, il ne le sait que trop ! Mais il se sent impuissant, terrassé.
Musine fait un signe vers le sentier : aucun doute, les ennemis avancent rapidement, dans un instant, ils seront sur le plateau.
Musine explique. Parmi les intrus, des femmes. Des sortes de prêtresses. Si les femmes découvrent une présence à l’intérieur de la grotte, elles en oublieront le reste du monde ! Elles n’auront plus qu’un souci, celui de purifier la grotte.
Une première Isiatile paraît au sortir du sentier. Elle court vers la grotte. Sauvagine se précipite à l’intérieur de la grotte ; elle crie :
— Que Nam prenne la femme sur ses épaules et se hâte vers la falaise ! Et là, qu’il appelle le loup ! Qu’il appelle le loup ! Le loup couvrira la retraite de Nam !
Il est temps. Les guerrières ne sont plus qu’à quelques pas. Nam jette la femme sur ses épaules et s’élance. Aucune des Isiatiles guerrières ne prend garde à lui. Elles cernent la grotte.
— Notre sœur a dit la vérité, l’otage du défi s’est réfugiée dans le sanctuaire ! Enfumons-la ! Puis nous brûlerons sa dépouille, et les dieux redeviendront nos alliés !
Personne ne poursuit Nam, sauf un guerrier. L’ennemi de Tenace ! Nam n’a que quelques foulées d’avance. Alourdi par son fardeau, il sait qu’il sera vite rattrapé. En vain, le sacrifice de Sauvagine ?
Quand il arrive à la falaise, Nam se souvient de l’injonction de Sauvagine ! Appeler le loup ! L’ennemi de Tenace n’est plus qu’à dix pas ! Nam ne sait pas appeler le loup. Désespéré, il essaye, maladroitement, et sans y croire, d’imiter le cri qu’il a parfois entendu dans la gorge de son frère. Sidéré, il lui semble qu’un bref hurlement lui répond, incroyablement proche. Comme grisé par son absolue détresse, le grand Nam prend alors un immense élan.
Nam court le long de la falaise. Les pierres coupent ses pieds et les paumes de ses mains. Des ronces griffent son visage. Et surtout, le souffle lui manque très vite ; il va, comme asphyxié, presque inconscient, étranger à tout, uniquement attentif à sa rage de grimper vers le ciel et de ne pas glisser et perdre son précieux chargement. A-t-il conscience qu’un éclair noir et furieux vient de croiser sa route ? Cela ne ralentit en tout cas pas sa course. Est-ce qu’il entend le râle furieux de son poursuivant ? Nam déjà n’a plus de conscience pour ce qui se produit autour de lui. Seule compte sa rageuse ascension vers le sommet, qu’il veut atteindre avant de s’écrouler.
L’ennemi de Tenace est au comble de la haine ! Lui, qui croyait guider tous les autres, il se trouve trompé par une petite garce sauvage !
« Personne, il n’y a plus personne sur le plateau ; les ennemis ont fui comme les lâches qu’ils sont, et les guerriers de Varna sont tous derrière elle ; ils ont poussé la pierre et effacé toutes les traces ; le plateau ne pourra raconter à aucun humain tout ce qui vient de s’y vivre ! »
Comment a-t-il pu se laisser tromper par cette bouche trop pulpeuse ! Trompé comme un enfant débutant, et cela, sans doute avec la complicité de son vieillard de frère !
Un guerrier s’enfuit à l’extrême du plateau, portant sur ses épaules l’Isiatile qui l’a dénoncé ! Isiatile maudite, qui doit payer pour ses accusations ! La lance de mort en avant, l’ennemi de Tenace se précipite.
Mais soudain, il s’arrête, médusé ! Quelqu’un vient d’apparaître, tout au bout du plateau, juste devant le fuyard ! Aucun doute possible ! Usi, Usi en personne, qui, impassible, semble le défier !
Usi, l’âme démoniaque de l’Empereur ! Usi, qui s’est tant joué de lui ! Usi, l’ennemi ! Usi, qui cette fois, ne lui échappera pas ! Usi, qui va payer le prix de ses mensonges !
Mais l’ennemi de Tenace se méfie ! Usi semble désarmé. Mais l’est-il autant qu’il le paraît ? N’est-ce pas là encore quelque piège ?
Décidé à tuer, branche de mort en avant, prudemment, l’ennemi de Tenace tourne autour de son adversaire. Celui-ci se contente de lui faire face, mais ne se montre même pas menaçant. L’ennemi de Tenace esquisse une attaque, Usi ne montre aucune réaction. Mieux, il sourit ! Oui, cette fois, le doute n’est pas permis, Usi sourit, presque joyeux ! On voit briller ses crocs largement découverts. Un regard d’une cruauté farouche ! Un vrai regard de loup !
Une autre esquisse d’attaque, pas plus de réaction.
Ainsi enhardi, soudainement, l’ennemi de Tenace s’élance pour l’ultime combat. Son adversaire a bondi en même temps que lui. Les deux ennemis s’empoignent en un furieux corps à corps, qui les fait rouler, rouler, et rouler encore sur le sol.
Le bruit de la lutte attire l’attention des Isiatiles, pourtant tout occupées à enfumer la grotte. Elles se sont si bien activées que la prisonnière est certainement déjà morte. Elles se précipitent vers les combattants, elles voudraient intervenir, mais c’est impossible : les deux adversaires sont trop emmêlés et leurs déplacements trop rapides. Les branches de mort pourraient atteindre n’importe lequel des deux lutteurs.
Un cri d’alarme parcourt la foule : aucun doute possible, de la fumée, une fumée épaisse, au-dessus du petit sanctuaire ! L’Empereur fait un signe, les prêtres entraînent le bourreau en haut de la pyramide. Ils peinent, car l’autre est puissant, et il essaye de résister. Mais les prêtres l’emportent par le nombre. Dès le sommet atteint, le bourreau est égorgé, et son sang se répand par-dessus les traces brunes du sang des suppliciés qui l’ont précédé. Comme la femme le lui avait prédit, il n’a pas atteint vivant le mitant du jour.
L’Empereur fait un autre signe.
Mais à ce moment, le condamné, qui paraissait mourant l’instant d’avant, avec une vivacité inouïe, se redresse. Avant que quiconque ait pu réagir, il arrache l’enfant des bras de l’Impératrice, et le voilà maintenant debout, l’enfant dans ses bras, prêt à se précipiter en bas de la muraille.
Tous sont saisis d’effroi, personne n’ose bouger.
— Tu ne t’en sortiras pas vivant, prononce l’Empereur, glacial.
— Personne n’en sortira vivant, répond, ironique le condamné.
— Rends l’enfant, et je te promets la vie sauve, supplie l’Empereur !
— Allume le brasier, et j’épargnerai peut-être l’enfant !
L’Empereur hoche la tête ; aussitôt le brasier est allumé. Il est fait de bois bien sec, rapidement la flamme s’élève très haut vers le ciel.
À ce moment, le condamné fait entendre une longue plainte monotone, dans une langue que personne ne connaît.
— Le chant des morts de notre tribu, prononce Arua, en bas dans la plaine.
— Le loup a disparu, remarque l’un de ses compagnons. Le loup est parti, et nous ne nous sommes rendu compte de rien !
— Le chant des morts de notre tribu, reprend Arua. Pour qui chante l’homme sur la muraille, demande-t-il ?
— Partons maintenant, propose l’un des autres. Le loup est parti, à quoi bon attendre plus longtemps !
Mais Arua ne veut rien entendre. Il veut savoir ce que fera l’homme sur la muraille, quand le chant sera achevé. Quand son chant sera terminé, l’homme sur la muraille aura peut-être besoin de leur aide.
L’ennemi de Tenace s’agite moins ; il lutte pour desserrer l’impitoyable étau qui lui enserre la gorge, mais déjà ses yeux ne voient plus que la nuit, et ses membres n’ont plus de forces.
À cet instant, le loup sait que l’ennemi de Tenace est perdu. Il pourrait s’enfuir, mais il ne le fait pas. S’il s’enfuit, les furieuses femelles autour de lui s’élanceront sur ses traces, et rattraperont Nam. S’ils rattrapent Nam, la femme sera perdue, et le loup sait que cela, Xha ne le veut à aucun prix ! Xha, l’image de Xha vient brûler la conscience du loup. Tenace perdu, la Voix perdue, l’univers du loup s’écroule autour de lui. Il ne reste plus rien des courses infinies dans les contrées étrangères ; le monde de Loup-fauve s’est comme vidé de toute réalité. Il ne reste plus que la volonté farouche de Xha, qui vient comme habiter les mâchoires soudées. Voilà pourquoi le loup ne desserre pas sa prise. Il sent les lances qui traversent ses chairs, il sent qu’on essaye en vain d’écarter l’étau de ses mâchoires, il sent tout cela, mais il ne s’en soucie plus, le loup désormais regarde de l’autre côté du monde et ce qu’il vit encore ne semble plus le concerner.
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