Le Chant du brasier, chapitre 24

L’au-delà de Musine
Nam a-t-il encore sa conscience ? Son père Ousios le sermonne, légèrement attristé :
— Mon fils n’a pas bien mesuré son effort ! Il a encore une fois outrepassé ses réserves !
Nam est désespéré de décevoir son père. Mais comment aurait-il pu faire ! Il savait parfaitement que la terrible ascension était au-delà de ses forces. Il a tenté de le faire comprendre à sa nièce ! Mais sa nièce a le sang de Deng, et Nam ne sait pas résister au sang de Deng ! Et quel autre moyen de sauver la femme ? Il lui faut se hâter, et se hâter encore, déjà, il entend que de nombreux guerriers se sont élancés derrière lui.
Ousos sourit gentiment. Il dit à son fils qu’il le comprend, mais qu’il ne doit pas tomber maintenant. Il lui montre le sommet, qui n’est plus qu’à quelques pas ! Désespéré, Nam désigne à Ousios les ennemis qui se rapprochent ! Oui, il atteindra le sommet le premier ! Mais ensuite, ensuite ? Ousios sait bien que Nam a éreinté toute sa réserve d’énergie, et qu’il ne pourra pas aller plus loin.
Ouisios rassure son fils. Il l’attend au sommet, et il prendra le relais de la course. Ousios se chargera du poids de la femme, et aucun Xorch’s au monde ne pourra les rattraper !
En bas dans la plaine, l’homme sur la muraille a cessé de chanter.
— Xha, murmure Arua. Il a chanté le chant de mort pour notre père, et contraint les Xorch’s à libérer pour toujours la dépouille par un brasier sacré !
— Comment a-t-il pu contraindre les Xorch’s à cela, s’étonne doucement l’un des compagnons d’Arua !
— Sa volonté ! Son infernale volonté, seule, a commandé à tous les Xorch’s.
Mais, à ce moment, un nouvel événement sur la muraille suspend leur conversation. Avec une vivacité incroyable, l’homme sur la muraille, l’enfant toujours dans ses bras, d’un bond proprement prodigieux, a comme pris son élan vers le ciel. Il redescend très vite pourtant et quand il se trouve à hauteur du mur, il jette l’enfant vers la foule, qui reste médusée.
— Maintenant, hurle Arua !
Sans hésiter, et malgré la peur, les quatre coureurs se précipitent. En un instant, ils sont aux côtés de Xha, qui respire encore. Xha trouve la force de dire quelques mots à son frère Arua. Arua pleure, mais il fait signe qu’il a compris. Des lances sont jetées dans leur direction depuis la muraille, dont la grande porte vient de s’ouvrir, laissant s’échapper une foule de guerriers lourdement armés.
Les Donzes installent du mieux qu’ils peuvent le mourant sur la civière, qu’ils ont emmenée avec eux, comme il le leur avait été demandé, puis ils prennent leur pas de course. Les lanceurs sur la muraille sont des maladroits, pas une lance ne les atteint. Les guerriers derrière eux sont trop lourdement armés, ils sont impuissants contre une course donze.
— Où vont les porteurs, interroge l’un des compagnons d’Arua ?
Arua révèle les instructions que vient de lui donner son frère.
Musine, à demi-inconsciente, terrorisée par l’abîme, désespérée de l’absence d’Usi, affaiblie de serrer les épaules du géant qui l’entraîne, a mesuré dans sa chair l’épuisement de celui qui tente de la sauver. Mais soudain, il lui semble que le corps en dessous d’elle se trouve comme saisi d’une monstrueuse énergie neuve ! Les muscles durcis courent le long de la falaise, plus rien ne leur résiste ! L’à-pic est vertigineux, et Musine défaille chaque fois qu’elle se risque à y jeter le regard, mais le coureur en dessous d’elle trouve sans hésiter les prises pour ses mains et les appuis pour ses pieds, et mène l’ascension à un rythme infernal.
Derrière eux, un cri désespéré qui se prolonge vers le bas : une poursuivante a glissé et sombre vers la mort. Il semble à Musine qu’un tel cri de désespoir se répète plusieurs fois, mais elle ne peut en être sûre : l’excès d’émotion et l’effort qu’elle produit pour ne pas lâcher prise l’empêchent de penser.
Elle se rend compte pourtant qu’ils ont enfin atteint le sommet. Le coureur s’écroule doucement. Il n’a plus sa conscience. Quatre hommes sont arrivés au sommet, presque en même temps qu’eux, mais par un autre chemin. Ils en portent un cinquième. Un affreux pressentiment saisit Musine. Elle court vers la civière. Aucun doute, c’est Usi. Elle lui saisit les mains, elle presse son visage contre le visage d’Usi. Les mains sont froides et dures, comme le visage, et le reste du corps. Usi est mort. Musine hurle son désespoir ; aucun son ne sort de sa gorge.
Les hommes se pressent autour de Nam. Ils ne sont pas d’accord entre eux. Des femmes guerrières continuent de se hâter le long de la muraille infernale ; elles les auront bientôt rejoints ; bien qu’elle ne comprenne par leur langue, Musine devine ce que disent les hommes ; les impavides guerrières ne sont qu’une partie du danger qui les menace tous ; car de très nombreux guerriers ennemis se hâtent sur leurs traces. Il faut fuir, immédiatement ! Attendre, c’est mourir !
Mais celui qui paraît mener le groupe ne veut pas abandonner Nam, qui n’est pas encore mort.
— Nam est allé au-delà de ce qu’un coureur peut accomplir ; personne ne peut plus rien, il ne peut pas survivre !
Le coureur qui l’a hissée le long de la falaise, et qu’ils appellent Nam, sort de sa torpeur. Il paraît en colère, il parle avec force. Mais celui qui semble diriger le groupe des quatre hommes secoue la tête.
Il faut faire vite à présent. Celles des guerrières qui n’ont pas chuté ne sont plus qu’à quelques longueurs de l’issue de leur ascension, et de l’autre côté, un peu en contre-bas, plus de doute possible, une foule compacte se hâte dans leur direction.
Une fois encore, Nam se trouve sous le regard d’Ousios.
— Nam demande pardon à son père ! Il avait promis qu’il veillerait sur son jeune frère ! Il ne l’a pas fait ! Pire, il a tellement mal jugé son jeune frère !
Ousios ne dit rien, mais il a l’air contrarié.
— Nam, le grand Nam n’est qu’un chacal, Père ! Il ne le savait pas, mais il le comprend maintenant ! La jalousie ! Deng semblait n’en faire qu’à sa guise, et Ousios, qui ne passait jamais rien à personne, passait tout à son cadet ! Nam ne se révoltait pas, mais il était jaloux ! Alors, comme tous, il a facilement cru les apparences ! Les apparences faisaient de Deng un traître. Mais les apparences mentaient et Deng se sacrifiait pour son peuple ! Nam a mal jugé son frère, et il ne supporte plus d’exister !
À ce moment, le plus improbable se réalise ! Au prix d’un ultime et monstrueux effort, le coureur qui a hissé Musine se redresse soudain, et se précipite, avec un cri farouche, vers l’effroyable falaise ; déterminé, déterminé comme l’était son frère, et comme il aurait tant voulu l’être tout au long de son existence, le voilà qui s’élance en direction des deux premières guerrières, à moins d’une demi-hauteur d’humain en dessous de lui. Le choc est terrible, les guerrières n’y résistent pas, les trois corps basculent dans le vide, et ricochent comme de petits cailloux le long de la muraille, rapidement déchiquetés, désarticulés. Celles des guerrières qui ont survécu observent la chute, horrifiée, et semblent hésiter à reprendre la mortelle ascension.
Arua sait. Il sait pour Nam. Et il comprend ! Il comprend tellement ! Nam et Deng. Arua et Xha ! Mais Arua est pire que Nam. Il n’a pas seulement trahi son frère, il a aussi trahi son père. Arua serre les poings de rage et de désespoir. Lui aussi veut rejoindre Nam en bas de la falaise. Mais Xha a parlé. Il a révélé le terrible secret. Même si cela paraît un mensonge, il est parfois plus difficile de vivre que de mourir ! Xha a ordonné à Arua de vivre, Arua ne trahira pas une seconde fois, et son père, et son frère. Tout ce que Xha a demandé, Arua le fera. Pour la première fois de sa vie, à son tour, Arua se sent habité par une farouche détermination. Est-ce que quelque chose de Xha veut continuer de vivre dans l’âme d’Arua ?
Plusieurs lances viennent se ficher à quelques pas du petit groupe. Dans un instant, ils seront cernés. Cette fois, les quatre hommes n’attendent plus. Ils veulent dénouer les bras de Musine, qui enserrent avec désespoir la poitrine d’Usi. Musine comprend qu’ils veulent la sauver, et abandonner la dépouille d’Usi. Comment savent-ils qui elle est ? Elle ne leur a pas parlé, et ne comprend pas leur langue. Mais elle devine qu’ils savent. Peut-être Usi a-t-il parlé avant de mourir ? Musine se demande lequel des quatre hommes est le frère d’Usi. Sans doute celui qui semble mener les trois autres ?
Les porteurs renoncent à dénouer les bras de Musine. Ils allongent les deux corps enlacés le long de la civière, soulèvent celle-ci comme s’ils n’en sentaient pas le poids, et prennent sans attendre l’allure de course des Donzes. Les ennemis à leur trousse poussent des hurlements de fureur, et effectuent rageusement de nombreux jets de lances. Fureur stérile, ils sont rapidement distancés, et les fuyards, bientôt hors de portée, même des lances des plus habiles d’entre eux.
Le coureur qui est sans doute le frère d’Usi, sans ralentir, prononce quelques paroles à l’intention de Musine. Celle-ci ne comprend pas, mais malgré sa peur et malgré son désespoir, elle éprouve une sorte d’apaisement. Si elle parvient à surmonter son désespoir, elle le sait à présent, l’homme qui vient de parler sera bon pour elle, et bon pour l’enfant d’Usi qu’elle emporte avec elle.
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