Le Chant du brasier, chapitres 13, 14 et 15

La dernière rencontre
Loup-fauve a beaucoup ralenti l’allure. La Voix, prisonnière dans la grotte, s’y trouve aussi protégée. L’épuisement physique peut s’effacer dans la rage du combat, mais il ne convient pas à la ruse : sur le plateau, c’est de ruse que devront user Arua et ses compagnons. Le loup ménage ses forces et celle de ses compagnons.
Le calme sur le plateau, certes précaire, mais non moins réel, libère un peu de la pensée du loup, qui se tourne à nouveau vers la cité.
Il les voit ; deux ombres sur les sentiers de la cité, l’une guidant l’autre. Sombrement vêtues, et ne cheminant que par les passages les plus obscurs, elles vont, invisibles. Deux ombres vêtues comme le sont les femelles deux-pieds, et qui disparaissent dans les plus minces anfractuosités, chaque fois qu’elles entendent s’approcher une patrouille xorch’s, ou quand elles devinent aux alentours d’autres ombres qui rôdent comme elles.
Musine va devant, guidant Usi. Ils sont bientôt aux abords du repaire de la deux-pieds. Après avoir guetté quelques instants pour s’assurer que rien ne vivait aux alentours, ayant ménagé un très léger passage entre les branches qui ferment le repaire, les deux complices s’y introduisent silencieusement. Les branches sont repoussées, Musine et Usi sont en sécurité dans la tanière. Après avoir jeté ses vêtements de femelle, sans parler, Usi serre la deux-pieds dans ses bras, et celle-ci lui rend son étreinte.
Musine allume une petite flamme, qui éclaire à peine le repaire. Elle verse dans une pierre creuse un liquide dont le loup reconnaît la couleur et devine l’odeur un peu entêtante, une boisson qu’il a souvent vu Tenace boire, surtout lors de derniers jours de leur course furieuse. L’un après l’autre, lentement, les deux-pieds boivent. Puis ils s’allongent sur la litière au fond du repaire, et s’enlacent à nouveau, leurs têtes à se toucher. Très doucement, murmures plutôt que paroles, ils échangent longuement dans le secret de leur nuit.
D’abord Usi parle ; il raconte le futur ; il raconte de destin de Musine, et un peu le sien. Beaucoup celui de Musine, et très peu le sien.
Musine comprend, comme le loup, que malgré l’échec de la fuite, Usi n’a renoncé à rien de ses projets. Honorer la dépouille de Tenace. Et permettre à Musine de fuir l’enfer xorch’s. Usi conte Musine sur le plateau, prise en charge par des alliés secrets, Usi conte Musine choyée parmi la tribu libre, Usi conte l’espoir insatiable, et la vie du petit que porte Musine…
Musine ne veut rien des contes d’Usi. Elle veut vivre avec Usi, ou périr chez les Xorch’s avec lui. Musine ne veut d’aucun futur qui ne soit avec Usi. Musine veut fuir avec Usi. Les morts ne comptent pas. Usi ne doit pas mourir pour un mort. Usi doit choisir la vie ; à cause du petit, Usi doit choisir la vie.
Musine pleure doucement. Comme ont été rares les heures communes de Musine et d’Usi ! Trop peu d’heures, trop peu de temps ! Et tant de peurs et d’inquiétudes !
La pensée du loup vibre avec celle de la femelle ; mais les deux-pieds ne vibrent pas la Conscience, et la jeune femelle ne peut deviner que la pensée du loup vibre avec la sienne. De toutes ses forces, le loup pense pour que l’esprit de la femelle l’emporte sur celui d’Usi. Usi doit fuir avec Musine. Il n’y a pas de destin pour Musine sur le plateau, les alliés d’Usi seront bientôt massacrés, et la Voix sans doute enfumée dans la grotte. Usi ne sait-il pas le plateau ? Usi ne peut pas savoir, il ne voit pas les images.
Soudain, le loup comprend qu’Usi sait. Comme Tenace avant lui, et presque comme un loup, parfois, Usi sait. Mieux, Usi a toujours su ; avant le loup ; avant même que les images n’existent. Usi a su que Nam se laisserait tromper.
Usi sait les ennemis mauvais, innombrables, qui partout cherchent sa trace dans la cité, il sait la dépouille de Tenace inaccessible dans la clairière aux sentiers droits, et la Voix prisonnière dans la grotte. Et la frêle Musine, qui sans doute ne vaut rien à la course. Rien de tout cela n’entame la farouche détermination. La même détermination qui était celle de Tenace. Une détermination encore plus inflexible. Une détermination absolue, que ni les crocs des fauves, ni les branches de mort, ni même les pierres des tueurs xorch’s ne peuvent entamer.
Musine ignore tout du monde des images. Mais une qualité d’âme lui permet de deviner la détermination d’Usi presque aussi bien que Loup-fauve lui-même, et cela exerce sur elle à peu près la même fascination. Mais Musine s’obstine. Elle ne veut pas élever seule le petit qu’elle porte en elle, elle veut l’élever avec Usi.
Alors Usi promet ; ils ne pourront pas fuir ensemble ; ils devront fuir chacun par deux sentiers différents ; chacun sur son sentier préservera l’autre ; Musine demandera la protection d’Arua ; Musine ne connaît pas Arua ; cela n’a pas d’importance, elle doit seulement retenir le nom d’Arua, et dire à ce dernier qu’elle porte l’enfant d’Usi ; plus tard, Usi les rejoindra ; il aura pris par un autre sentier. Usi promet qu’il les rejoindra.
Musine ne croit pas Usi. Loup-fauve ne croit pas Usi. Mais Musine comme Loup-fauve sont emportés par la détermination du deux-pieds ; une détermination qui vient de beaucoup plus loin que lui-même, et qui les emporte tous ; alors Usi murmure, longtemps, et encore, et encore ; il décrit les prochaines heures de Musine, et ce que celle-ci aura à en faire ; parfois, il s’arrête, pour laisser à Musine le temps de dire qu’elle comprend et qu’elle n’oubliera pas. Enfin, Usi se tait ; les deux-pieds se serrent encore plus l’un contre l’autre, en silence ; parfois, malgré elle, un sanglot vient ponctuer la respiration de la femelle ; les loups vivent en harmonie avec la Conscience ; il n’en va pas ainsi pour les deux-pieds ; voilà pourquoi pour ces derniers, la vie est une longue douleur dont les sanglots sont les refrains ; silencieuses et secrètes, les larmes des deux-pieds se mêlent dans la nuit.
La nuit est avancée ; Musine propose de dormir un peu, en attendant l’effroi du jour à venir ; Usi voudrait dormir avec Musine ; mais ce n’est déjà plus possible ; le nouveau destin de Musine commence dans quelques instants, et il va très vite gratter à l’entrée de la tanière ; en effet, bientôt, on entend gratter à l’entrée de la tanière ; Usi se terre en dessous de la litière ; Musine se hâte, pour que ceux qui sont venus la chercher n’aient pas idée de fouiller la tanière ; Musine se hâte, les deux-pieds n’ont même pas le temps de se dire adieu.
Ils savent pourtant l’un et l’autre qu’ils ne se reverront plus.
Songes de Xiri
L’homme qui rêve sait-il qu’il rêve ? Ses peurs et ses fureurs sont-elles moins violentes parce qu’il rêve ? Pourtant, les poignards des rêves ne percent pas les chairs et leur mémoire ne blesse que les âmes.
Le sommeil de Xiri se trouve parcouru d’images si violentes qu’il s’éveille souvent, moite de sueur, et il lui faut de longs instants pour démêler hallucination et réalité. Mais sa lassitude est telle que très vite il sombre à nouveau.
Soudain, le voilà complètement éveillé, un poids terrible sur la poitrine. Il veut crier, appeler ses gardes, mais aucun son ne peut sortir de sa gorge, où il ressent une forte douleur. Les yeux grand ouverts, et malgré la presque pénombre qui règne dans la pièce seulement éclairée par une unique torche, il découvre un intrus à genoux sur sa poitrine ; sidéré, il croit reconnaître l’agresseur du sanctuaire.
— Pas un mot, pas un cri, pas un geste, intime l’ennemi dans un murmure glaçant, ou ton propre poignard va te trancher la gorge.
D’un battement de cil, Xiri fait signe qu’il a compris. La pression de la lame se fait moins agressive. Xiri lutte contre l’effroi. En vain. Il ne parvient pas à raisonner clairement. Mortellement surpris deux fois, à quelques heures d’intervalle. Mais non, ce n’est pas le même agresseur. Celui-ci vient de parler en xorch’s. L’autre ne parlait pas xorch’s. Il était plus petit. Non, plus grand. Plus jeune ; ou plus âgé. Mais différent, c’est sûr, différent ; plus cruel, plus impitoyable ! Au moins deux étrangers dans la cité ! Que font les gardes de l’empereur ? Et les siens, que font ses gardes ?
— Xiri pense trop, ironise l’agresseur, comme s’il lisait dans les pensées ; il ne se pose pas les bonnes questions !
Un xorch’s parfait, presque sans accent ; ce n’est pas le même homme.
— C’est vrai, reprend l’autre, qui décidément entend les paroles qu’on ne prononce pas, l’homme n’était pas sur le plateau du sanctuaire ; mais il sait ; ses espions lui ont raconté ; et ils lui ont dit aussi ce qui s’est passé plus tard. Xiri ne sait pas, mais l’homme sait.
Maintenant, ils sont assis l’un en face de l’autre ; l’homme a toujours le poignard dans la main ; mais il est à peine menaçant ; Xiri pourrait crier ; mais il ne le fait pas ; il veut savoir.
— Aussitôt après le départ de Xiri, les lâches amis de l’agresseur ont eu peur ; ils ont voulu s’enfuir ; ils sont descendus dans la plaine ; là, les alliés de la femme attendaient ; le combat a été terrible ; finalement les fuyards ont été décimés ; pas un n’a survécu ; les vainqueurs ont aussitôt entrepris l’ascension de la montagne sacrée ; sur le plateau, ils ont appelé ; les fuyards avaient enfermé la femme dans le sanctuaire ; la femme a répondu aux appels ; les guerriers sont assez rapidement parvenus à pousser la pierre qui ferme le sanctuaire ; ils ont libéré la femme.
Le conteur marque une pause.
— À présent, la femme et ses amis attendent devant le sanctuaire. Ils ont pillé les offrandes et bu l’eau sacrée. Ils attendent. Ils attendent Xiri.
Nouvelle pause.
— Dès l’aube, deux Isiatiles iront porter les offrandes au sanctuaire. Les amis de la femme les tueront peut-être. Ou peut-être pas. Peu importe. Tôt ou tard, le peuple xorch’s va découvrir que le sanctuaire sacré a été profané par toute une troupe d’étrangers. Les bourreaux de l’Empereur s’empareront de la femme ; la femme donnera le nom de Xiri.
— La femme ne dira rien, répond Xiri. Elle ne parle pas notre langue.
— Les bourreaux de l’Empereur ont appris toutes les langues de toutes les tribus.
Xiri court en direction du plateau ; on est au milieu de la nuit ; l’aube est encore lointaine ; bientôt Xiri sera sur le plateau ; il effacera toutes les traces ; il replacera la pierre ; les Isiatiles ne retrouveront pas les offrandes ; mais elles ne s’en étonneront pas ; souvent, les offrandes disparaissent, sans doute volées par quelque prédateur ; ensuite, Xiri reviendra dans la cité, guidant Varna et ses compagnons ; ils y seront avant le jour ; une princesse étrangère et tout un détachement ralliés ; gloire pour Xiri. Personne ne songera à interroger Varna, et le sacrilège n’aura jamais eu de réalité.
L’étrange agresseur vient rattraper Xiri ; ils vont côte à côte.
— Xiri a raison de se rendre sur le plateau ; mais il s’y rend trop tôt. Auparavant, il a encore à faire dans la cité ; le prisonnier du sacrifice n’est plus dans la fosse. Les gardes de l’Empereur l’ont laissé s’enfuir.
Xiri s’arrête net ; si le prisonnier s’est échappé, le mécontentement du peuple, frustré du sacrifice, sera au paroxysme ; l’Empereur, ridiculisé, ses meilleures forces de combat prises en défaut, n’aura plus d’autre choix que d’abdiquer ! S’il abdique, ce ne peut être qu’en faveur de Xiri.
— À moins qu’il ne s’agisse d’un piège ; sitôt l’annonce de la disparition, tous les ennemis de l’Empereur vont se manifester à visage découvert, rien ne freinera plus leur audace. Mais si plus tard, le prisonnier est retrouvé, les mêmes vont tout mettre en œuvre pour effacer leurs velléités de trahison. La puissance de Malbu s’en trouvera renforcée !
— Si le prisonnier s’est enfui, pourquoi se laisserait-il reprendre ?
— Parce qu’il ne s’est par réellement enfui ; il est mort ; et sa dépouille a été enlevée.
— Qui ?
— Le moine qui veillait le prisonnier a disparu ; il ne peut être innocent.
— Des ordres du Grand Prêtre ?
— Non, le Grand Prêtre ne sait rien.
— Qui alors ?
— Rien n’est sûr ; le moine n’a certainement pas agi seul ; il avait deux complices ; ils ont porté la dépouille jusqu’au jardin des Isiatiles ; puis ils l’ont abandonnée là, s’enfuyant par la porte secrète. Ont-ils eu peur ? Ou exécutaient-ils un ordre ? En ce cas, un ordre de qui ? Chacun sait que le moine est plus proche de l’Empereur que du Grand-prêtre.
— La dépouille, il faut la faire disparaître ! La dépouille perdue, l’Empereur ne pourra plus rien contre la fureur du peuple ! Mais Xiri n’a personne qui puisse entrer dans le jardin des Isiatiles !
— Xiri, non. Mais l’Impératrice, si !
— Xiri ne trouvera pas de paroles assez fortes pour l’Impératrice.
— De telles paroles, le Grand-prêtre les trouvera ; le Grand-prêtre sait sa position bien incertaine auprès de l’Empereur ; les moines ont peut-être agi pour lui nuire ; il a tout intérêt à servir les intérêts d’un Xiri futur empereur ! Deux Isiatiles de confiance guideront deux prêtres de confiance, qui récupéreront la dépouille et la feront disparaître à tout jamais. Les prêtres ne manquent pas de secrets !
Il a froid ; cette fois, il le sait, il ne rêve pas ; la flamme de la torche vacille ; il appelle le garde.
— Fais venir Margus, ordonne-t-il !
Il se sent fatigué, mais aussi parfaitement lucide. Margus, le fidèle Margus est là, presque aussitôt !
— Alerte le Grand-prêtre, dit-il à celui-ci. Dis-lui que Xiri doit absolument lui parler, et que cela ne peut attendre !
Déranger le Grand-prêtre au milieu de la nuit ? Le ton de Xiri ne laisse aucun doute. Il y a urgence. Margus, sans poser d’autres questions, se hâte vers le temple.
Patience de Loup-fauve
Loup-fauve et les quatre deux-pieds sont maintenant aplatis dans les herbes, quelques pas au-dessus du plateau.
La louve, mystérieusement avertie, les a bientôt rejoints, et s’est à son tour couchée, un peu en arrière d’eux.
Arua est tout vibrant d’impatience. Il veut bondir, surprendre leurs ennemis. Mais chaque fois qu’il fait mine de se soulever, un grondement de mécontentement émis par le loup le retient. Quant aux compagnons d’Arua, ils sont sans illusion : l’effet de surprise ne pèsera pas grand-chose face à l’écart du nombre des combattants. Jusqu’à maintenant, le loup les a parfaitement guidés, ils n’ont donc aucune raison de ne pas continuer de s’en remettre à ce qu’ils devinent des intentions de ce dernier.
Cependant, ce qui se produit en dessous d’eux sur le plateau n’a rien de rassurant. Varna s’adresse à Nam. Si Nam et les siens ne jettent pas leurs armes loin devant eux, Varna fera allumer un feu à l’entrée de la grotte, et la Voix mourra très vite, étouffée par la fumée.
Vaincu, Nam jette ses armes, et persuade ses compagnons d’agir de même. Les armes du petit groupe sont aussitôt récupérées par les alliés de Varna, qui se précipitent ensuite pour plaquer au sol leurs ennemis désormais sans défense. Déjà, les branches de mort sont dressées vers les poitrines qu’elles vont transpercer. Une nouvelle fois, au péril de sa vie, Arua veut se jeter dans la mêlée. Une nouvelle fois, ses compagnons le retiennent.
L’agitation des deux-pieds n’ébranle pas Loup-fauve. L’instinct de l’animal ne le trompe pas : par-dessus tout, Varna tient à la vie de ses prisonniers ! Ils seront pour elle, le moment venu, le plus sûr des gages.
Furieuse, elle injurie ceux qui veulent tuer ! Les bras des bourreaux tombent. On rassemble des lianes de diverses épaisseurs, à l’aide desquelles on ceinture les deux-pieds jetés au sol ; en quelques instants, ces derniers pris au piège des lianes, se trouvent dans l’impossibilité de se relever, ou même de bouger. Réduits à l’état de larves, ils ne peuvent même pas tenter de ramper sur le sol.
Aussitôt après, Varna donne le signal du départ. Toute la meute s’engage vers le sentier, à l’exception d’une poignée de deux-pieds, qu’on laisse pour veiller sur les prisonniers.
Cette fois, Arua accepte d’attendre encore. Quand Varna et les siens seront rendus dans la plaine, ils ne pourront entendre les bruits de la lutte sur le plateau ; une lutte qui devrait être brève, la surprise et le nombre penchant cette fois en faveur des assaillants…
Là-bas, très en contrebas, quelque part dans la cité, Usi devine que le destin a de nouveau commencé de basculer… mais cette fois, en faveur de ses projets !
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