Le Chant du brasier, chapitres 16, 17 et 18

Le mensonge
Margus ordonne aux gardes d’ouvrir les portes et de donner passage à leur patrouille. Les gardes marquent une hésitation, ils n’ont pas reçu de consignes, mais Margus insiste : nul besoin de consigne, puisque le prince Xiri accompagne la patrouille. Les gardes sont dans l’embarras. Comment résister à celui dont la rumeur murmure avec insistance qu’il pourrait être demain le nouvel empereur des Xorch’s ? Margus s’impatiente, et se fait menaçant. Les gardes cèdent, les portes sont ouvertes.
Iront-ils rapporter la sortie de cette patrouille ? Margus est persuadé qu’ils ne le feront pas. Ils craindront trop de possibles reproches.
Mais Margus se trompe. Il n’a pas remarqué le signe discret de Barah à l’un des gardes…
La patrouille marche d’abord vers le nord, comme si elle voulait contourner la muraille, ainsi que le font toutes les patrouilles qui ont pour mission de veiller les alentours de la citadelle. Mais aussitôt qu’ils sont assez éloignés pour être invisibles des veilleurs sur les murs, Xiri donne l’ordre aux éclaireurs de prendre la direction de la montagne du sanctuaire. Dans la nuit, par-devers lui, Barah sourit de son habituel sourire cruel. Pour l’espion de l’empereur, le projet de Xiri ne fait plus aucun doute.
Tout en marchant, à mi-voix, Xiri rapporte à Margus les derniers événements de la nuit. Les incroyables manquements des hommes de l’Empereur. Ces derniers ont sans doute abusé encore plus qu’à leur ordinaire des boissons fermentées qui leur sont interdites. Tous, absolument tous, ont alors sombré dans un sommeil de brutes. Une poignée de moines sacrilèges, rebelles à l’autorité du Grand-prêtre ont pu, sans difficulté, extraire le prisonnier de la fosse. Ou sa dépouille, car il était certainement décédé. L’empereur est parfaitement informé de cette disparition, mais effrayé par sa gravité, il la garde cachée au peuple comme à la cour. Tôt ou tard, cependant, la vérité se fera jour. La position du vieillard va devenir intenable. Le peuple, que les excès du tribut exaspèrent, ne supportera pas cette humiliation faite à la cité. Il craindra la fureur des dieux, injustement privés du sacrifice dû. La garde impériale, qui coûte tant de sueur et d’effort à tous, ridiculisée par un ennemi, qui de notoriété publique, démontrait une santé plus que précaire !
— Le prisonnier s’est peut-être évadé, fait remarquer Margus ; mais il n’a aucune chance de quitter la cité sans se faire repérer ; tôt ou tard, il sera repris, et la gloire de l’Empereur en sortira renforcée !
Margus n’est pas initié ; Xiri ne peut pas dire à Margus que le prisonnier ne sera pas retrouvé, et pourquoi il ne le sera pas ; Margus ne comprendrait pas.
— Si les hommes de l’Empereur ne retrouvent pas le prisonnier avant le moment prévu pour le sacrifice, le peuple se détournera d’eux ; c’est un autre regard qu’il portera sur les troupes de Xiri.
Margus ne répond rien ; il connaît les ambitions de Xiri ; mais il ne les encourage pas ; le vieux guerrier se sent incapable de trahir sa fidélité à l’Empereur ; et il sait aussi que ce dernier a plus de ressources qu’il ne le donne à croire ; ce rendez-vous nocturne avec le Grand-prêtre ne lui dit rien qui vaille ; et à présent, cette étrange patrouille au milieu de la nuit ! On a pris la direction du Sanctuaire. Mais pourquoi ? Deux visites aussi rapprochées, qu’est ce que cela signifie ? Dans quel étrange complot se laisse entraîner Xiri ? Sa fougue ne le conduit-elle pas vers quelque erreur irréparable ?
Xiri devine les sentiments de son fidèle combattant ; il s’en irrite, mais il ne peut s’expliquer plus.
Soudain, Xiri s’arrête.
— La patrouille ne va pas plus loin, dit-il à Margus ; je veux continuer seul. Attendez-moi ici. Si je ne suis pas revenu à l’aube, retournez vers la cité, j’aurai pris par un autre chemin.
Margus répugne à respecter ces instructions. Mais la volonté de Xiri est exprimée avec une telle fermeté !
Quand il est proche du sentier, Xiri émet une sorte de sifflement. Presque aussitôt, un sifflement à peu près identique lui répond. C’est Varna. Bientôt, malgré l’obscurité, voilà Varna contre Xiri.
Varna raconte comment elle s’est trouvée libérée par les siens ; comment elle a aussitôt décidé de quitter le plateau, malgré les dangers de la descente dans la nuit ; l’un de ses guerriers a d’ailleurs fait une chute et s’est rompu la nuque ; mais tous les autres sont sains et saufs dans la plaine ; Xiri demande qui reste sur le plateau ; Varna s’approche encore de Xiri, et brusquement, l’embrasse à pleine bouche ; personne, il n’y a plus personne sur le plateau ; les ennemis ont fui comme les lâches qu’ils sont, et les guerriers de Varna sont tous derrière elle ; elle l’embrasse à nouveau, Xiri lui rend son baiser ; ont-ils remis la pierre devant le sanctuaire ? Oui, ils ont poussé la pierre et effacé toutes les traces ; le plateau ne pourra raconter à aucun humain tout ce qui vient de s’y vivre.
Ils s’étreignent à nouveau ; décidément, la jeune donze affole Xiri ; un instant, il envisage de s’étendre avec elle dans les herbes ; mais ils doivent rapidement se remettre en route : derrière eux, les alliés de Varna s’impatientent, et la patrouille de Xiri attend. En allant vite, ils auront rejoint la cité avant le jour. Tout se déroule comme l’avait prévu le mystérieux agresseur, et quand la chance sourit, il ne faut lui laisser aucun répit.
Bien sûr, un petit morceau de la conscience de Xiri s’interroge : Varna a-t-elle dit vrai ? N’aurait-il pas été préférable de s’en assurer ? Non, le temps manque. Et la chaleur de l’étreinte ne laisse aucun doute sur les sentiments de la jeune femme ! Mais si malgré cela, cette dernière, méfiante, avait voulu garder quelque prise sur lui, pour le contraindre à lui gagner la protection promise ? Cela n’aurait aucun sens, et rejetant la tête en arrière, Xiri, balayant ses dernières inquiétudes, se laisse porter par l’enthousiasme. C’est l’évidence même, la chance lui sourit !
Sauvagine
L’obscurité dans la prison de Sauvagine est presque totale, à l’exception cependant d’une vague lueur au-dessus de la pierre qui ferme l’entrée. À l’endroit de cette lueur passe aussi un léger courant d’air, qui rafraîchit l’atmosphère. La jeune fille essaye de gratter le sol, mais elle comprend rapidement qu’il n’existe aucun espoir de ce côté-là. Pas plus que Varna avant elle, Sauvagine ne pourra s’enfuir sans une aide extérieure.
La jeune fille sauvage, qui a toujours vécu libre, au sein d’espaces sans contraintes, à l’exception du court séjour chez les Isiatiles, éprouve à se sentir reléguée dans cet espace confiné un sentiment qui serait bien proche de la panique, si elle ne mettait toute sa volonté à y résister.
A-t-elle peur ? Craint-elle que ses ennemis ne parviennent à leur fin ? Elle ne se fait aucune illusion sur les intentions de Varna. Celle-ci ne lui a laissé la vie sauve, que pour mieux la marchander le moment venu.
Devra-t-elle mourir ? A-t-elle peur de mourir ?
Elle se souvient d’une conversation avec son père et son frère Xha. Ils allaient tous les trois dans la barque, et le vent soufflait fort. La mer était devenue forte, et de grosses vagues venaient régulièrement submerger la barque, emplissant celle-ci d’eau, et menaçant de la faire couler. Tous trois luttaient durement, leur père pour diriger la barque, son frère et elle-même pour tenter d’en évacuer l’eau. Mais ils n’y parvenaient qu’avec peine, et à chaque instant, l’embarcation menaçait de chavirer. Personne ne parlait, mais tous trois avaient pleinement conscience de l’aspect périlleux de leur situation.
Un peu plus tard, le vent avait tourné et faibli ; la mer restait forte, mais les vagues n’entraient plus dans la barque, qui était devenue plus facile à mener. Tous trois savouraient ce répit ! Quand ils eurent repris quelques forces, leur père leur avait demandé :
— Avez-vous eu peur ?
Avaient-ils eu peur ? La lutte réclamait une telle énergie, que sur le moment, ils n’y avaient pas pensé. Mais sans doute oui, ils avaient eu peur. Xha avait alors fait une étrange réflexion.
— De quoi a-t-on peur en de telles circonstances, avait-il dit ? En fait de mourir. Mais pourquoi avons-nous peur de mourir ? Nous savons qu’il existe un autre monde que le nôtre, mais nous ne savons pas si nous en serons les hôtes. Si nous ne sommes plus rien après la mort, qu’avons-nous à craindre de cette dernière ? Si nous existons au-delà de ce monde, pourquoi cette existence devrait-elle nous faire peur ? Alors, pourquoi avons-nous peur ? En fait, ce n’est pas de la mort que nous avons peur, mais du changement, de l’inconnu du changement ! C’est cet inconnu qui nous effraye. Et cela prouve que nous ne sommes pas complètement libres. Si nous étions vraiment libres, libres de notre vie, nous ne craindrions ni de la perdre ni de la voir se prolonger.
Sauvagine s’interroge : est-elle un être libre ? A-t-elle peur du changement de la vie ? Chri, elle sait qu’elle choisira sans hésiter de mettre fin à ses jours, si la nécessité se présentait. Mais choisir de mourir n’empêche pas d’avoir peur de mourir. Xha est-il devenu suffisamment libre pour ne plus éprouver cette peur ? Mais elle sait aussi que pour un être comme Xha, une telle question n’a pas de sens ; dans l’esprit de Xha, entièrement occupé par ce qu’il entreprend, il ne reste aucune place pour écouter ses peurs ou ses craintes éventuelles. Xha, comme son père avant lui, est un destin qui va, et que rien ne retient.
Sauvagine écoute les bruits à l’extérieur, essayant de reconstituer ce qui se passe. Elle a compris que Nam et les siens se sont rendus, pour épargner sa vie. Elle devine que Varna a quitté le plateau, avec une partie de ses guerriers. Faut-il que l’orgueilleuse Varna soit sûre d’elle pour avoir pris un tel pari !
Cette victoire, au moins temporaire de l’ennemie qu’est Varna enrage la jeune fille. C’est peu de dire qu’elle et son ennemie ne se sont jamais appréciées. Mais l’inimitié est devenue franche hostilité quand Arua s’est entiché de l’intrigante. Sauvagine garde un très mauvais souvenir de cette période.
Aussi loin qu’elle s’en souvienne, Sauvagine a toujours été la protégée et choyée de ces deux grands frères, qu’elle adorait autant l’un que l’autre. Tous trois formaient avec leur père un groupe familial profondément soudé et uni, fait d’attentions réciproques, dont elle avait su être un éclat de gaîté et de joie. Elle se sentait aimée de tous, mais c’est Arua qui se montrait le plus protecteur, le plus chaleureux, et le plus patient : de « ses trois hommes », c’est incontestablement celui qui la gâtait le plus.
Mai tout avait changé quand ce dernier s’était épris de Varna ; comme subjugué, il avait alors cessé d’être lui-même ; il était devenu pour Sauvagine, et d’ailleurs pour toute sa famille, comme un étranger. Indifférent, presque hostile parfois. Le plus souvent, il paraissait en même temps absent et triste ; de toute évidence, son idylle ne le rendait guère heureux !
Sauvagine devinait que leur père n’approuvait pas plus qu’elle-même cette liaison, mais il n’en laissait rien paraître. En avait-il deviné l’issue et estimait-il inutile de manifester un point de vue ? Pensait-il que le temps agirait bien plus utilement que ses conseils ? Se doutait-il que Varna complotait en secret avec les Xorch’s ? Il devait le savoir, il devait certainement avoir eu vent, d’une manière ou d’une autre, des plans de cette dernière ! Et ce que savait ou avait deviné leur père, Xha le savait certainement aussi.
Varna qui semblait bien décidée à marcher sur les traces de sa sœur aînée, Hongria ! Celle-là même qui après avoir été mariée avec un Donze, s’était volontairement livrée à un fort détachement de combattants xorch’s, lesquels avaient au préalable tué de nombreux donzes, dont le propre mari d’Hongria. À propos de cette sœur, les récits les plus contradictoires et les plus extraordinaires circulaient dans la tribu, mais ce qui est certain, c’est que rapidement la captive, au demeurant une femme d’une grande beauté, avait su séduire les plus hauts dignitaires des ennemis xorch’s, et s’était fait épouser par l’un d’entre eux, après avoir fait croire qu’elle était arrivée vierge
Prisonnière des Donzes traîtres, alliés de Varna, après avoir échappé aux Xorch’s ! Nam l’avait sauvée la veille, il la perdait cette nuit ! Presque malgré elle, Sauvagine serre ses petits poings de contrariété.
Soudain, elle le sent, elle le sait ! Un vent frais d’espérance. Aucun doute, Loup-fauve, en secret, est dans les parages ! Comment le sait-elle ? Elle ne saurait l’expliquer, mais elle en a fait plusieurs fois l’expérience par le passé. Quand Loup-fauve est proche, quelque chose en elle le sait de manière certaine, même quand celui-ci reste invisible.
Si Loup-fauve est revenu, c’est que Xha continue de mener ses projets. Varna ne s’en doute pas, et les Donzes traîtres sur le plateau ne le savent pas plus qu’elle, mais ils ne sont peut-être les uns et les autres que les acteurs involontaires d’un plan beaucoup plus vaste qui les dépasse tous, et dans ce cas l’apparente victoire de Varna n’est qu’un piège dans lequel son ennemie s’est précipitée. Et puis, si Loup-fauve est là, Arua et les guerriers qui l’accompagnent ne doivent pas être loin. Le rapport des forces sur le plateau pourrait bien basculer en faveur des amis de Sauvagine.
À ce moment, l’incroyable se produit. Xha, en face d’elle, à ses côtés ! Saisie de stupeur et de fièvre joyeuse, elle veut se précipiter pour l’étreindre, mais d’un geste, celui-ci la retient, et lui fait signe de rester immobile !
Et Xha raconte son histoire invraisemblable, ce qu’il a accompli et ce qu’il lui reste à faire. Et ce que devra accomplir à son tour, le moment venu, Sauvagine !
Xha n’attend pas que Sauvagine promette. Il sait bien que cette dernière n’a nul besoin de promettre. Sauvagine, Deng, Xha, ils sont de la même espèce, chacun d’eux trois a toujours su pouvoir compter sur les deux autres. Et puis, comme il est apparu, Xha disparaît. Sauvagine est seule dans sa prison. A-t-elle fait un rêve ? Bien sûr, elle a rêvé. Mais la jeune fille le sait, dans certaines circonstances, les rêves sont plus vrais que la réalité.
Dans la prison noire, brusquement, Sauvagine, la douce, la folle, la gaie Sauvagine, l’orpheline de naissance, découvre qu’elle est libre, complètement libre. La liberté de Deng, la liberté de Xha, et maintenant la liberté de Sauvagine. Xha le lui a dit, elle va mourir demain, la voilà libre de toute peur, et libre de sa vie.
Intrigues de cour
— Entre !
Ton glacial.
Derrière l’Impératrice, un géant, debout, les bras croisés. Musine ne l’a jamais rencontré, mais elle devine. Cibrol. Le bourreau de l’Impératrice. Meilleur bourreau de l’Empire. La réputation de faire parler les muets de naissance ; et même les pierres.
Musine lutte ; ne pas céder à la panique. Elle s’incline silencieusement. Puis elle décide de prendre l’initiative.
— La femme a demandé à parler !
C’est un mensonge. Mais l’Impératrice ne pourra certainement pas le vérifier.
— Usi est venu.
Une sorte de déception sur le visage odieux du bourreau. Musine a vu juste. Le retour d’Usi, l’Impératrice savait.
— Usi a parlé, ajoute-t-elle.
Malgré elle, l’Impératrice ne peut masquer son intérêt.
— La promesse d’Usi. Varna la Donze ne s’est pas mariée avec le fils du fugitif.
Varna ! Il s’agit bien d’un message d’Usi ; la femme ne peut rien savoir par elle-même de Varna ; la sœur que l’Impératrice a laissée enfant chez les Donzes. Sans doute une femme, à présent. Qui lui ressemble peut-être. Que lui ressemble sans doute. Certainement. Avec la jeunesse à son avantage.
Mais cet Usi, lui-même, qui est-il ? Que sait-il ? Et ce qu’il sait, comment le sait-il ? Et qu’a-t-il révélé à l’Empereur ? Les questions se bousculent dans le cerveau enfiévré de l’Impératrice ; la nuit et le manque de sommeil donnent une dimension de cauchemar à l’angoisse. Mais en face d’elle, l’espionne, en apparence impavide, continue :
— Varna la Donze, une belle jeune femme. Qui parle avec force. Elle veut un homme qui, comme elle-même, parle avec force. Le fils du prisonnier ne parle pas avec force. Varna s’est détournée de lui. Usi a guidé le Xorch’s jusqu’à la tribu donze et celui-ci a proposé le pacte des Xorch’s. Les Donzes, comme à leur ordinaire, sont restés partagés. Mais le Xorch’s parle avec force. Varna aime l’homme qui parle avec force. Elle a regardé le Xorch’s et ce dernier s’est trouvé pris par ce regard. La Donze et le Xorch’s se sont rejoints dans le taillis. Le Xorch’s était prisonnier du regard de la Donze, il est devenu prisonnier de la fureur de son corps. Mais Varna ne donne rien sans promesse. Le Xorch’s a promis. Il fera de Varna sa femme, elle sera reine chez les Xorch’s. Qu’elle vienne dans la cité avec les Donzes qui veulent la suivre. Ils seront ses serviteurs, à jamais en sécurité, délivrés des misères et des errances du plateau donze.
Horreur et doute dans l’âme de l’Impératrice ! Le nom, le nom du Xorch’s qui parle avec force !
La femme hausse légèrement les épaules. Le jeune frère de l’Empereur. Qui d’autre serait en mesure de proposer le pacte des Xorch’s !
Rage, fureur ! L’Impératrice ne veut rien laisser paraître, mais elle peine à se contenir. Xiri ! Qui vient de la persuader de trahir avec lui l’Empereur ! Qui lui jurait sa passion ! Le fourbe ! Il voulait seulement se servir d’elle, pour voler le pouvoir ! Puis il l’aurait éliminée, sans doute massacrée, au premier prétexte ! Et l’enfant, l’enfant, qu’aurait-il fait de l’enfant ?
— Ils se sont rejoints dans la plaine, continue la jeune femme, ils sont en route pour la cité. Au moment du dernier quart de la nuit avant l’aube, ils seront aux portes. Le peuple prévenu par les hommes du Grand-prêtre sera en foule. La reddition des Donzes et la beauté de la captive ajouteront à la gloire du prince
Le Grand-prêtre ! Complice du fourbe ! Avec la fureur, la terreur ! Ceux qu’elle croyait ses alliés préparent sa perte ! Il semble à l’Impératrice que le sol va fuir sous ses pieds ! Varna ! Cette Varna qu’elle ne connaît pas, qu’elle voudrait avoir oubliée, et qui sans même l’avoir jamais rencontrée se trouve aujourd’hui la pire des rivales ! Varna, de son sang, qui sait d’instinct, aussi bien qu’elle-même, peut-être, tracer sa route dans le marais des ambitions humaines.
La femme de pouvoir reprend à l’instant le contrôle de ses esprits. Tout bascule. L’Empereur, seul espace de salut. Pour elle, comme pour l’enfant. Il faut sauver l’Empereur. Regagner sa confiance. Plus tard, perdre Xiri, mais cela peut attendre. À la vitesse de l’éclair, les plans s’échafaudent.
— À cause d’Usi, l’Impératrice garde l’avantage, reprend la femme en écho. Elle sait. Mais ses ennemis ne savent pas qu’elle sait, et qu’ils sont démasqués.
C’est la vérité. Le cadavre ; les Isiatiles ne remettront pas le cadavre aux moines du Grand-prêtre. L’Empereur sera secrètement prévenu ; et la preuve sera faite, l’Impératrice a parlé vrai ; Usi et l’homme de la fosse sont deux personnes différentes. Ordonner aux Isiatiles de conserver le cadavre. Mais cela peut encore attendre. Ce qui ne peut attendre, c’est de mettre la main sur Usi, l’insaisissable Usi. Usi est insaisissable, mais la femme sait. Si elle ne parle pas d’elle-même, Cibrol la fera parler.
— Chez la femme, dit alors froidement la femme, lisant dans les pensées de sa maîtresse. Usi est caché dans la demeure de la femme.
Incroyable ! Les hommes de l’escorte n’ont rien vu !
— Ils n’ont rien demandé, dit la femme. Usi attend l’aube. Alors, profitant du désordre créé par le triomphe de Xiri, il quittera la demeure et volera le cadavre aux prêtres.
L’Impératrice fait un signe à Cibrol. Ce dernier comprend aussitôt. Sans un bruit, il s’éclipse. Usi ne volera aucun cadavre. Dans un instant, il sera capturé par les hommes de l’Impératrice, et traîné au palais. Alors l’Impératrice pourra parler à l’Empereur.
Mais Varna ? Que faire de Varna ?
— Au moment du dernier quart de la nuit avant l’aube, l’Impératrice est sur les remparts, reprend la femme, d’une voix presque indifférente. Elle paraît vouloir ajouter au triomphe du prince. À ce dernier, elle rend grâce de lui avoir amené sa sœur. Elle prie de se faire remettre la captive. Le prince craint un piège. Mais l’Empereur n’est pas encore tombé, et le prince ne peut s’opposer au souhait si naturel de son Impératrice. Il cède, pensant qu’il récupérera bien vite la captive. L’Impératrice emmène Varna. Puis elle demande à être reçue par l’Empereur. À ce dernier, elle dévoile ce qu’elle sait des projets de Xiri et du Grand-prêtre, et pour gagner ses bonnes grâces, elle lui offre sa sœur. La sœur est jouée ; elle croyait devenir reine, elle n’est plus désormais qu’un amusement pour l’Empereur, et ce qu’elle peut faire de mieux pour vivre plus longtemps, c’est se donner toute à ce nouveau rôle.
L’Impératrice est perplexe. Les doutes qu’elle avait nourris à l’encontre de la fidélité de l’espionne étaient donc complètement non fondés ? Les conseils de cette dernière paraissent tellement judicieux ! Mais s’il s’agissait encore de quelque piège ?
— Usi ! Qui est Usi, demande l’Impératrice ?
La jeune femme s’étonne.
— Un éclaireur volontaire, espion de l’Empereur, répond-elle !
— Cela, je le sais, et c’est moi qui te l’ai appris. Mais qui est-il réellement ? Le découvrir, telle était ta mission auprès de lui ! Ou tu n’as rien découvert, ou tu me caches ce que tu sais !
— Chacun de ses départs, chacun de ses retours et tous ses mouvements ont été rapportés, aussi fidèlement que possible !
— Peut-être, et c’est même pour cela que tu es encore vivante. Mais qui est réellement cet homme ? Qui est-il ? Est-il Xorch’s, ou bien renégat d’une autre tribu ? D’où vient l’inébranlable confiance de l’Empereur !
— De tout cela, la femme n’a rien dit, parce qu’elle n’a rien appris. L’espion arrive la nuit, sans prévenir, puis il disparaît, comme il est venu. La femme ne sait rien de lui, et sans la mission, elle n’aurait jamais rencontré cet homme !
À ce moment, toujours aussi silencieux, Cibrol entre. Il ne prononce aucune parole. Seulement un mouvement de tête. La femme a menti. Il n’y a personne chez la femme.
— Emmène-la, dit l’Impératrice à Cibrol. Qu’elle parle ! Qu’elle parle vite ! Qu’importe ce que vous lui ferez subir, qu’importe qu’elle en meure, mais qu’elle vomisse tout ce qu’elle sait !
Cibrol esquisse ce qui ressemble à un sourire. Il empoigne la jeune femme par le bras et l’entraîne avec lui. En un instant, Musine vient de basculer dans un monde d’horreur.
Ils sont à présent dans une chambre étroite et obscure. Quatre hommes ont rejoint Cibrol. Tous presque aussi grands que le géant. Et le même sourire odieux. Cibrol gifle la femme avec violence. Puis il lui arrache ses vêtements. La voilà nue ! Les bourreaux ricanent. Prenant tout leur temps, ils se dévêtissent à leur tour. Aucun doute sur leurs intentions !
Cibrol jette la femme au sol. Puis il se laisse tomber sur elle.
Mais souple comme un serpent celle-ci esquive l’assaut. En vain, bien sûr. Que peut-elle contre cinq brutes ? Sa situation est tellement désespérée que les bourreaux ne peuvent s’empêcher de rire ! Mais la femme lève la main, et tend l’index vers Cibrol. Son geste est à ce point déterminé que pendant un instant, il retient le géant.
— Tu es mort, parvient-elle à articuler. À partir de cet instant, tu es mort. Usi sait ce que tu prétends faire, et tes heures sont comptées ! Tu ne verras pas le prochain coucher du soleil ! Mieux, tu ne passeras par le mitan du prochain jour !
La voix est tellement déterminée que pendant un court instant, elle semble retenir les bourreaux. Mais très vite, ils se reprennent. Que pourrait l’espion contre eux, celui-ci fût-il au service de l’Empereur ? Ricanant, Cibrol tend la main vers la femme. Mais celle-ci reprend, toujours aussi impassible :
— Le bourreau est-il devenu fou ? Ou bien veut-il faire la preuve de ses talents ? L’impératrice a donné l’ordre de faire parler la femme. Mais les uns et les autres ignorent-ils qu’Usi a fait la femme Chri ? Le bourreau et ses brutes n’abuseront jamais de la femme vivante ! Un geste de plus, et la femme meurt. Les bourreaux sont certainement capables de violer un cadavre. Mais le faire parler ? Ils ont la réputation de pouvoir réussir cela aussi, mais il ne suffira pas de se vanter, cette fois !
Les bourreaux hésitent. Qu’Usi soit Chri est presque certain. Et s’il l’est, qu’il ait transmis ce pouvoir à la femme est parfaitement vraisemblable. On ne sait pas comment les Chris se suicident, mais les bourreaux le savent d’expérience, il est impossible de torturer un Chri : ceux-ci meurent à l’instant de leur choix. Si la femme allait mourir maintenant ! L’Impératrice ne le leur pardonnerait pas, la disgrâce serait assurée.
Mais comment faire parler la femme, sans la torturer ? Si la femme ne parle pas, la disgrâce est tout aussi certaine !
— La femme ne dira rien sous la torture, dit alors Musine. Mais elle veut vivre. Et pour vivre, tout ce qu’elle sait, elle le dira.
Et la femme parle. Et ce qu’elle raconte est proprement incroyable. Si, Usi est bien venu chez elle. Oui, il y était encore, quand on est venu la chercher. Oui, elle savait qu’il n’y serait plus quand l’Impératrice a fait signe. Pourquoi n’a-t-elle rien dit ? C’est ce qui était convenu entre Usi et elle. Pendant qu’on le cherchait dans la cité, Usi pouvait agir comme il l’entendait au sein des espaces sacrés, où, ayant revêtu une robe de moine, il s’était introduit. Se faisant passer pour l’émissaire du Grand-prêtre, il s’était fait remettre la dépouille du condamné par les Isiatiles abusées. Puis, franchissant les murailles comme bon lui semblait, il avait à présent quitté la cité et rejoint des alliés qu’il savait retrouver sur le plateau du petit Sanctuaire. Il attendrait là, car le fuyard ne voudrait pas partir sans elle. Elle avait promis de trouver un moyen de l’y rejoindre. Que l’Impératrice lui promette la vie sauve : elle conduirait un détachement jusqu’au Sanctuaire et serait un appât pour le fuyard, qu’on pourrait alors facilement capturer. Mais pourquoi la femme trahissait-elle à ce point son amant ? Parce qu’elle voulait vivre ! Elle attendait un enfant du fuyard, et voulait vivre pour l’enfant. La vie du fuyard contre la vie de l’enfant. Elle avait choisi.
Cibrol parle à l’Impératice. Celle-ci ne décide rien. Si la femme est réellement enceinte, elle doit mourir. Elle mourra, mais plus tard. Pour le moment, elle est le seul fil qui puisse conduire à Usi. L’Impératrice appelle. On fait venir les deux Isiatiles qui gardent le cadavre. La femme a dit vrai. Un moine s’est présenté. Il a réclamé le cadavre. Il avait le signe du Grand-prêtre. Elles ont remis le cadavre. Mais elles n’avaient pas reçu d’ordre ! Elles devaient attendre l’ordre ! Le moine avait le signe du Grand-prêtre ; et il allait dans le sanctuaire avec tellement d’assurance, sans chercher à se cacher !
L’Impératrice est furieuse, mais elle ne laisse rien paraître. D’autres plans s’échafaudent rapidement. D’abord, mettre la main sur Varna. Puis parler à l’Empereur. Ne dire que l’essentiel. Elle garde l’avantage. Elle est la seule à tout savoir. Les projets de Xiri et du Grand-prêtre. La fosse qui n’est peut-être pas vide. Avec un peu de chance et d’habileté, le moyen de mettre la main sur Usi. Confondre les traîtres qui ont tenté de la perdre, et du même coup, recouvrer tout son pouvoir.
L’Impératrice ordonne d’enfermer la femme et de la placer sous bonne garde, puis demande une escorte pour se rendre aux portes de la cité. À présent, les heures de Xiri commencent de se compter.
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