Le Chant du brasier, chapitres 11 et 12

Désespoir de Loup-fauve

Lentement, le loup s’est redressé. Il est au désespoir. Il le sait, c’est en vain désormais qu’ils attendent, la pierre aux pieds de la muraille va rester désespérément figée : Usi et la femelle deux-pieds ont quitté la protection de la clairière aux sentiers droits, ils se sont évaporés dans les secrets de la cité maudite, et malgré les efforts les plus intenses de sa conscience, ils lui ont échappé, le loup ne les devine plus.

Tenace est caché dans un repaire de la clairière, mais le loup ne le sait que trop, ce n’est déjà plus Tenace. Xha ? Où est Xha ? Loup-fauve ne flaire rien de Xha ! Tenace mort, Xha disparu, Loup-fauve est désormais seul au monde.

Mais Loup-fauve est un animal sauvage et libre. Sa nouvelle solitude n’a rien pour l’effrayer. Ce n’est pas la solitude qui le met au désespoir, mais un sentiment, nouveau pour lui, de ne plus être en harmonie avec le monde. L’harmonie du monde, depuis le temps du pacte avec Tenace, c’est l’équilibre avec Tenace, les courses infinies, les fuites mystérieuses, et cette formidable connivence avec l’étrange deux-pieds. L’harmonie du monde, c’est aussi le pacte avec Xha, dont le loup comprend qu’il est comme une sorte de prolongement de Tenace. Sans Tenace, et sans Xha, l’harmonie du monde se trouve comme rompue.

Jamais le loup ne vit pour soi-même. Mais pour les siens, sa famille, sa compagne, ses petits. Et puis il devient vieux, il ne peut plus vivre pour personne. Alors il meurt. En harmonie avec le monde. L’image de la louve brune traverse la mémoire du loup. La louve brune, une harmonie du monde.

Alors, malgré la proximité des guerriers ennemis et celle de leurs molosses enchaînés, malgré le faible couvert offert par le bosquet, follement, bravement, s’étant mis sur son séant, Loup-fauve, longuement, pousse le long hurlement du défi, l’éternel défi au destin de son espèce indomptable.

À ses côtés, les deux-pieds sont effarés ! La douleur a fait perdre le sens commun à l’animal ! Déjà les compagnons d’Arua ont dressé les branches de mort : il faut à l’instant faire cesser ce hurlement qui les met tous en danger. Mais Arua retient les bras et les armes : personne ne touchera à l’ami de son père et de son frère.

Aux pieds de la muraille, les molosses et les deux-pieds, eux aussi, ont été saisis par le hurlement. Étrangement, cependant, ni les uns, ni les autres ne réagissent ; le hurlement de Loup-fauve exprime une telle intensité de désespoir et de défi que tous, ils s’en trouvent comme paralysés. Les plus couards songent qu’il s’agit d’un cri d’au-delà du monde ; les plus hardis pensent que c’est quelque ruse ennemie ; tous jugent sage de ne pas marcher au bosquet.

Les veilleurs sur la muraille ont aussi entendu ; comme leurs compagnons en bas dans la plaine, l’effroi les saisit.

— C’est une de ces sales bêtes que nous avons écorchées tantôt qui vient là rendre son dernier râle, tente de rassurer l’un d’eux.

La louve brune, une harmonie du monde. La louve brune l’attend là-bas, sur le plateau. L’attend-elle ? Que se passe-t-il, que s’est-il passé sur le plateau, depuis qu’ils en sont partis ?

La conscience du loup cherche le plateau. Soudain, avec une violence incroyable, l’image le saisit. La Voix ! Tenace est mort, et sans doute aussi Xha. Mais il reste la Voix ! Dans son désespoir, le loup avait comme oublié la Voix. D’un seul coup, l’harmonie du monde est rétablie. La Voix, il reste la Voix. La Voix qui depuis toujours exerce sur l’animal sauvage un charme absolu, auquel il ne peut pas résister. La Voix comprend les loups comme le loup la devine. La Voix, le chemin le plus sûr pour retrouver un peu de l’harmonie du monde.

Mais maintenant, le loup le sait avec certitude, un danger terrible menace la Voix. Quel danger ? Des deux-pieds ennemis rampent le long du sentier. La Voix ne le sait pas, et Nam est sans méfiance. Le défaut de méfiance de Nam, danger de mort pour la Voix.

Soudain, sans prévenir, et sans un bruit, le loup s’élance, se coulant dans les herbes. Arua l’observe aussitôt. Ce n’est pas la course du traqué qui fuit le danger ; mais celle du chasseur qui part au combat. Sans hésiter, le deux-pieds fait signe à ses compagnons. Tous quatre, ils prennent la piste du loup.

Sur la muraille et devant la pierre, molosses et guerriers devinent qu’il se passe quelque chose au sein des herbes du bosquet. Mais personne ne s’aventure à tenter d’en savoir plus.

— Nous ne gagnerons rien à une course nocturne, attendons le jour pour une reconnaissance !

Voilà ce que les guerriers se disent entre eux.

Pendant ce temps, le loup, suivi des quatre Donzes, s’enfonce dans la nuit. 

Scènes de guerre sur le plateau

Loup-fauve se hâte. Pressé par l’angoisse. Une menace. Une menace autour de la Voix. Quelle menace ? Loup-fauve ne devine pas. Il se hâte, autant qu’il le peut. Se hâter, mais résister à la tentation du galop. Il s’essoufflerait. Il faut garder son souffle : là-bas, il faudra sans doute combattre.

Longues foulées de trot coulé dans la nuit, le loup avance vite. Derrière, les deux-pieds ont peine à suivre ; non pas à cause de l’allure, les quatre hommes sont d’excellents coureurs ; mais la course dans l’obscurité leur est plus difficile ; la lune ; Loup-fauve y voit comme en plein jour ; mais d’expérience, il le sait, les yeux des deux-pieds ne valent pas grand-chose la nuit, même sous la lune.

Malgré l’effort, la conscience du loup reste active. Soudain, une image ! Il les voit ! Le danger, c’est eux ! Une si forte haleine de mauvaises intentions. Au pied de la falaise. Les alliés de Varna. Terrés les uns contre les autres, comme gibier traqué. Les Xorch’s, ils sont venus pour se donner aux Xorch’s. Mais sans Varna, ils savent bien que, sitôt repérés, ils seront massacrés. Revenir chez les Donzes ? Impossible ! Ils ont suivi Varna. Ils sont maintenant des parias chez les Donzes. Comme chez toutes les tribus restées libres. Xha l’a dit avec raison : désormais, ils sont partout des intrus.

Leurs trois morts à quelques pas devant eux, ils n’osent pas les enterrer. Ni même les protéger des prédateurs.

Les loups vont libres, où ils veulent ; ils ne craignent pas d’aller libres. Un deux-pieds sans tribu refuge ne sait pas survivre. Deng allait, sans tribu pour se réfugier. La Voix et Xha ont appris cela de Deng. Eux aussi savent aller où bon leur semble, sans tribu refuge. Mais Deng, la Voix et Xha ne sont pas des deux-pieds ordinaires. Les compagnons de Varna sont des deux-pieds ordinaires. Ils sont condamnés.

Les lâches compagnons de Varna ne le savent pas encore ; mais Loup-fauve l’a déjà deviné ; tôt ou tard, ceux-ci vont comprendre qu’il leur faut, quel qu’en soit le risque, rejoindre la femelle retenue dans la grotte ; tôt ou tard, ils vont attaquer le plateau.

Le loup comprend : c’est exactement ce qu’avait prévu Xha. Voilà pourquoi celui-ci a pris le temps et le risque de tuer trois de leurs lâches. Le destin est enclenché, et rien ne peut plus venir l’arrêter. Le loup doit se hâter. Xha avait prévu cela aussi. Que Loup-fauve allait se hâter.

Loup-fauve le sait, le plateau est facile à défendre. Les alliés de Varna sont bien plus nombreux que les occupants du plateau, mais au débouché du sentier, ils ne peuvent se présenter qu’un par un. Si les compagnons de Nam restent déterminés, jamais les intrus n’entreront sur le plateau.

La Voix en danger ; la détermination des deux-pieds du plateau ; la détermination de Nam ; mais, Loup-brave le sait, Nam n’est pas une âme déterminée.

Le loup se hâte ; tout en souhaitant que ses compagnons le suivent ; Arua est blessé dans son orgueil ; Arua est plus déterminé que Nam ; conduire Arua au plus vite sur le plateau !

***

Le groupe est partagé. Les uns veulent tenter leur chance en rejoignant la tribu. Mais les moins lâches défendent qu’ils n’ont d’autre salut que Varna, et qu’ils doivent, s’ils veulent continuer de vivre, libérer cette dernière.

Aucun d’entre eux ne dort, tous sont taraudés par la peur et l’angoisse du lendemain. Les trois égorgés, abandonnés à quelques pas d’eux, ajoutent à leur détresse. Finalement, vers le milieu de la nuit, trois d’entre eux décident de profiter de l’obscurité, même relative, pour tenter l’ascension de la falaise. La lueur de la lune devrait suffire à éclairer leur route, sans pourtant les rendre trop visibles à d’éventuels ennemis. Les autres, ne voulant pas rester seuls, décident alors de suivre.

Ils grimpent lentement, progressant aussi silencieusement qu’ils le peuvent, évitant de faire rouler les pierres. Pensent-ils réellement surprendre leurs ennemis ?

C’est compter sans la louve, qui n’a jamais ignoré leur présence, et suit, tous ses sens aux aguets, la progression des deux-pieds.

Nam et les siens dorment sur le plateau, un seul guetteur veille à l’entrée du sentier. Soudain, la louve gronde sourdement, babines retroussées, pelage hérissé. Elle sait que les grimpeurs représentent un danger pour les alliés de Loup-fauve. Le guetteur observe la louve et devine aussitôt. Sans attendre, et dans le plus grand silence, il réveille ses compagnons. Nam vient s’allonger à côté du guetteur à l’entrée du sentier. La louve, farouche, s’est enfuie au fond du plateau.

Bientôt, le premier grimpeur arrive au plateau. Et vient se heurter sur une branche de mort hérissée ; celle de Nam, immobile.

 — Si l’intrus tente d’avancer, il sera transpercé dit Nam, d’une voix glacée.

— Que Nam renonce à tuer son frère de race, répond l’autre, qui a très vite retrouvé son aplomb !

— Les alliés de Varna ne sont plus les frères de race de Nam, mais ses ennemis.

— Varna ? Pourquoi mon frère dit-il que les hommes qui sont venus combattre aux côtés du noble Deng seraient les alliés de la méprisable Varna ? Les guerriers ont parcouru seuls des territoires immenses et hostiles, ils ont marché aussi vite qu’ils ont pu, bravant les dangers, ils ont suivi la trace de Xha, et maintenant qu’ils ont retrouvé leurs frères pour combattre à leurs côtés, ces derniers les accueillent comme des ennemis ! Ils ne sont pas les alliés de Varna, ils sont ses ennemis.

À présent, tous les Donzes du plateau sont éveillés ; lances menaçantes, ils sont aux côtés de Nam.

— S’ils avaient suivi la trace de Xha, ils seraient là depuis plusieurs jours !

— La trace était difficile à suivre ; ils l’on perdue ; puis retrouvée ; et encore, et encore ; des ennemis grouillaient partout ; ils ne pouvaient aller vite ; ils ne se sont pas découragés ; ils ont marché quand même ; plusieurs fois, ils ont manqué de perdre la vie ; trois des leurs sont tombés ; ils ont bravé tant de dangers pour venir combattre aux côtés de leurs frères ; et leurs frères les accueillent avec des lances !

Les compagnons de Nam le pressent ; il ne faut pas entendre l’intrus ; il ment, c’est un fourbe ; ses paroles sont fourbes.

La Voix a rejoint le groupe des défenseurs ; elle interroge :

— Comment l’homme qui arrive si tard a-t-il trouvé le sentier ?

 — La trace, répond l’autre, la trace, l’homme a suivi la trace ; tous le savent dans la tribu, l’homme est bon pisteur.

C’est vrai ; mais suivre une telle trace, dans la nuit ?

— L’homme a trouvé la trace à l’entrée du sentier, camouflée par les branches ; ensuite, il a simplement suivi le sentier. Un petit nombre de ses compagnons sont derrière lui. Ils viennent pour combattre aux côtés de leurs frères.

La plupart des compagnons de Nam ne croient pas l’homme qui arrive tard. Mais Nam veut être juste. L’arrivant paraît de bonne foi. S’il est de bonne foi, comment lui refuser la protection du plateau ? Pourquoi se faire un ennemi de qui prétend être un allié ?

— Combien de guerriers derrière l’homme qui arrive tard, demande Nam ?

L’homme ne sait pas ; trois, peut-être quatre. Quatre au plus. Les autres sont restés dans la plaine. Ils n’ont pas osé l’ascension dans l’obscurité. Ils ont préféré le risque de la plaine.

— Cet homme est un fourbe ; il ne faut accorder aucun crédit à ses paroles de fourbe ; que Nam le renvoie au bas du sentier ! Voilà ce que dit avec force l’un des compagnons de Nam.

— Ce frère est sans cœur, gémit l’homme qui arrive si tard ! Le chemin est dangereux et escarpé ! Son ascension la nuit était un grand danger ! Mais redescendre avant le jour ! Le frère sera responsable de la mort de ceux de ses frères qui vont s’y rompre les os.

Nam reste indécis ; on ne peut pas proposer aux arrivants d’attendre le jour pour entreprendre la descente, car leur situation à flanc de montagne est intenable longtemps. Tôt ou tard, les guerriers seraient rattrapés par l’épuisement. Laisser à ces derniers un emplacement sur le plateau n’est pas non plus sans risque ! Des hommes tels que Deng ou Xha se montreraient inflexibles. Mais Nam ne sait pas être inflexible.

***

Loup-fauve est au désespoir ; il voit les alliés de Varna ramper un par un jusqu’au plateau ; les premiers s’installent humblement sur un petit promontoire au-dessus de la falaise ; les autres les rejoignent ; bientôt, ils ont nombreux, puis les plus nombreux ; alors, ils reprennent toute leur arrogance ; ils commencent par repousser les amis de Xha ; Varna les entend ; elle les appelle ; bientôt, la pierre est repoussée ; Varna se trouve libérée ; tous les poils du loup se hérissent ; de part et d’autre, les branches de mort sont dressées, prêtes au combat ; le destin est noué ; les deux-pieds de Nam se trouvent débordés par le nombre des ennemis ; leur bravoure n’y peut rien ! Ils vont mourir en braves, mais ils vont mourir.

Les animaux sauvages respectent l’inéluctable ; quand sonne l’heure de la mort, il devient absurde de continuer de lutter ; quand sonne l’heure de la mort, l’animal sauvage cesse de lutter. Loup-fauve met fin à sa course. Arua et les siens, surpris, manquent de tomber sur lui. Le loup s’est assis ; désespéré, il pousse la longue plainte de mort, qui saisit d’effroi tous les êtres vivants aux alentours.

— Qui le loup appelle-t-il, demandent les compagnons d’Arua ?

— Personne, le loup n’appelle personne, répond celui-ci, à son tour désemparé.

Mais presque aussitôt, Loup-fauve s’est redressé !

Un loup, un loup, très loin dans le lointain, un loup répond au cri de Loup-fauve. Mais avec une tonalité différente. Ce n’est pas un hurlement de mort, plutôt un appel pressant ! La louve, la louve brune !

Surpris, Loup-fauve écoute à nouveau. Tous ses nerfs aux aguets ! Images sur le plateau ; il essaye de voir ; il voit ! Varna ! Varna interdit le combat ! Varna n’éprouve aucune pitié, ni pour La Voix, ni pour ses alliés ; mais des otages vivants peuvent se révéler plus utiles pour se ménager des faveurs xorch’s que des cadavres. Les branches de mort s’inclinent doucement. À leur tour, les deux-pieds de Nam sont regroupés sur le petit promontoire. Seule la Voix est gardée à l’écart ; le loup observe, vibrant d’incertitude ; sans ménagement, mais sans violence excessive, la Voix est repoussée vers la grotte de pierre. Elle y entre, la pierre est roulée. La Voix est prisonnière ; mais pour le moment, personne n’intente à sa vie.

Loup-fauve reprend sa course, mais dans une direction très différente de celle qu’il suivait jusqu’à présent. Arua et les siens hésitent quelques instants ; puis se décident à suivre le loup. Bien qu’il ait changé de cap, on devine à son allure que l’animal sait où il va.

Loup-fauve sait où il conduit les deux-pieds ; le sentier sera gardé par l’ennemi, inutile de s’y aventurer. Mais l’autre chemin secret qui conduit au plateau, celui-là ne sera certainement pas découvert…

 

 

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