Le Chant du brasier, chapitres 3 et 4

Songes de Loup-fauve
C’est une nuit très douce ; sur le plateau, un vent tiède et léger vient agréablement rafraîchir les corps, éprouvés pas les luttes du jour. Ici et là, les deux-pieds se sont installés, pour prendre un peu de repos. Arua a désigné trois deux-pieds, qui avec lui, suivront Loup-fauve, quand celui-ci se mettra en route.
Nam veut accompagner Arua ; mais ce dernier refuse. Nam reste le meilleur coureur du groupe, certes, mais il doit d’abord reconstituer ses forces. Et puis Nam n’est pas un excellent porteur. Les guerriers choisis par Arua sont des porteurs. Le malade ne ralentira pas leur course.
Les deux-pieds préparent arbres et liens. Le poil de Loup-fauve se hérisse : de vieilles douleurs profondément enfouies au dedans de sa chair lui reviennent en mémoire. Mais le loup se contraint ; les arbres et les liens porteront Tenace.
Varna, à l’intérieur de la construction deux-pieds geint. Elle veut boire. La Voix lui glisse de l’eau par un trou, au bas de la porte. Varna veut essayer de parler. La Voix la menace d’enfumer la construction. La prisonnière se tait.
Le loup s’est installé juste à l’entrée du sentier. Douloureusement attentif, il suit la progression de son ami, là-bas en dessous d’eux. D’abord, facilement, à l’aide de ses sens ; puis ceux-ci lui font peu à peu défaut ; alors les images de la Grande Conscience viennent peu à peu prendre le relais.
Xha et Xiri sont au pied de la falaise. L’escorte de Xiri les y attend. Xiri pense nuire à son ennemi. Mais il ne voit plus ce dernier dans la nuit ; soucieux, il cherche du regard les compagnons de Varna ; il ne voit personne ; il interroge les siens, ils n’ont rien vu ; un instant, le guerrier songe à les chercher ; mais le temps presse, il faut aller ; les lâches, ils auront deviné l’escorte xorch’s et se seront enfuis dans leurs montagnes désolées, abandonnant leur protégée ; il n’y a rien de mieux à attendre de ces sauvages dégénérés ; et le Donze qui l’a surpris ? Où est-il celui-là ? A-t-il mis à profit l’obscurité pour prendre la fuite, lui aussi ? Peu importe, s’il entre dans la cité, d’une manière ou d’une autre, Xiri l’apercevra ; plusieurs deux-pieds allument des branches de feu, qu’ils avaient avec eux ; les branches éclairent le chemin et feront fuir les êtres qui craignent le feu, les loups et les autres fauves, toujours prêts à faire gibier d’un deux-pieds à leur portée ; ceux qui portent les branches prennent le chemin de la cité ; tous les autres deux-pieds derrière eux.
Tout en marchant, Xiri cherche toujours à reconnaître l’ennemi du plateau. Il approche l’un des siens. Il murmure ; un étranger, un ennemi s’est glissé parmi la patrouille ; le repérer, mais ne rien faire ; attendre d’avoir passé les murs ; aussitôt dans la cité, ils s’emparent de lui ; ils l’entraînent dans le repaire ; il ne voudra pas parler ; le deux-pieds rit ; l’ennemi parlera ; alors on le tue, ou on le livre à l’empereur.
Xha marche dans l’ombre, à l’écart des autres ; il doit se joindre au groupe ; il rejoint celui-ci par l’arrière ; mais plusieurs guerriers flairent sa présence ; désespéré, Loup-fauve découvre des crocs furieux ; en un instant, son ami est cerné ; dans un furieux combat, les corps roulent au sol ; Loup-fauve connaît l’extrême vivacité de Xha ; un deux-pieds meurt, puis un autre ; peut-être un autre encore ; puis c’est le silence ; écrasé par le nombre, Xha a succombé ; les autres deux-pieds, plus en avant, n’ont rien remarqué. Ils continuent d’aller.
Emporté par le désespoir, Loup-fauve se dresse sur ses membres, il va hurler ; à ce moment, la louve, venue à ses côtés, le mord assez sauvagement à la gorge. Surpris le loup se retient.
Xha ne s’est pas trouvé cerné par des Xorch’s. Mais par des Donzes traîtres. Dès qu’ils ont rejoint le pied de la falaise, le guerrier s’est écarté du groupe, plongeant dans la nuit. Il ne connaît que trop les mauvaises intentions de Xiri à son égard. Les Donzes traîtres, désemparés de ne pas deviner la présence de Varna, sont restés cachés, à quelques pas, dans la futaie. Ils n’ont pas osé manifester leur présence. Xha les a flairés, mais il pense avoir beaucoup moins à craindre des Donzes traîtres que des Xorch’s. Sans hésiter, il s’est faufilé vers les traîtres.
Aussitôt rendu à leur hauteur, le voilà cerné par les branches hostiles. Les porteurs de branches sont tous plus grands que le jeune guerrier ; mais ils sont aussi plus lourds et beaucoup plus lents ; Xha le sait ; d’ailleurs, il les connaît, tous ; Loup-fauve a bien vu son ami cerné, mais les crocs du guerrier s’enfoncent comme l’éclair dans une première gorge, une seconde, une troisième encore. Effrayés, les autres reculent.
— Je pourrais vous tuer les uns après les autres, murmure Xha, avec mépris ! Mais je ne me donnerai pas ce mal, la jungle le fera pour moi ! Varna est retenue prisonnière sur le plateau. Sans Varna, vous ne pourrez jamais mendier la protection des Xorch’s. Et désormais, vous ne pourrez plus trouver asile, ni chez les Donzes, ni chez aucun des peuples demeurés libres : partout, vous serez chassés comme les hyènes que vous êtes. Des hyènes, pires que des hyènes. Même pour une charogne, les hyènes n’abandonnent ni leurs femelles ni les petits de leurs femelles. Vous, vous avez fui, laissant les femelles de la tribu sans mâles pour les féconder, et défendre les enfants qu’elles n’auront pas de vous, dans la tribu désertée une plaie béante et peut-être mortelle !
Dans l’ombre, on devine les Donzes traîtres atterrés ; la haine habite leurs cœurs ; mais la peur est plus forte que la haine ; pas un ne répond, tous gardent le silence, pas un seul n’ose lever son arme.
Xha leur tourne le dos et silencieux comme une ombre, il marche en direction des Xorch’s, qu’il a bientôt rattrapés ; il est à toucher le dernier des marcheurs ; celui-ci, sentant une présence, se retourne surpris ; il est mort à l’instant ; dans le secret de l’herbe, Xha jette son vêtement et sa branche ; il se couvre du vêtement du deux-pieds vaincu et s’empare des armes de ce dernier ; il rejoint la patrouille et va avec les autres deux-pieds ; personne ne lui prête attention. Loup-fauve s’apaise ; affectueusement, il lèche la gueule de la louve.
Les marcheurs sont à la cité ; on leur ouvre un passage ; on les laisse entrer ; on les encadre jusqu’à une clairière entre des constructions ; les guerriers sont las ; beaucoup se laissent tomber sur le sol et s’endorment aussitôt.
Loup-fauve se redresse ; Arua, qui ne le quitte pas des yeux, comprend aussitôt ; il secoue ses compagnons, qui s’étaient endormis ; on va se mettre en route ! En effet, le loup s’engage vers le sentier ; la louve, comme son ombre, sur ses talons ; Loup-fauve se tourne vers elle, découvre des crocs menaçants ; la louve s’aplatit au sol, oreilles couchées en arrière, et gémit doucement ; le loup reprend la direction du sentier, et presque aussitôt, la louve se redresse, prête à suivre d’un peu plus loin ; l’attaque de Loup-fauve est si vive et brutale qu’elle surprend la louve ; le loup ne se contente pas de mordre durement, il attaque à nouveau ; cette fois effrayée, la femelle esquive, et s’enfuit derrière la Voix ; celle-ci écarte les bras, comme si elle voulait empêcher le loup d’aller plus loin ; quelques instants, Loup-fauve continue de menacer ; puis, toujours grondant, il fait demi-tour ; cette fois, la louve renonce à le suivre ; bientôt le loup, Arua et les trois autres deux-pieds sont avalés par la nuit ; la louve, hésitante, vient se poster à l’entrée du sentier ; la Voix l’appelle doucement, d’une voix sourde et grave ; longtemps, la louve reste figée, la nuque tendue vers le bas, flairant ; puis elle finit par se détendre et s’allonger sur le sol ; tout en continuant de lui parler, la Voix s’assied à quelque distance, se gardant de trop s’approcher : la louve pourrait être tentée de prendre la fuite sur le sentier ; mais désormais, cette dernière s’apaise ; pour autant, elle ne perd rien de sa vigilance ; Loup-fauve sait que la louve a définitivement renoncé à le suivre, et qu’elle attendra son retour au plateau ; les Donzes ont placé un guetteur sur le sentier ; la Voix appelle doucement le deux-pieds : qu’il prenne un peu de repos, la louve ne se laissera pas surprendre. À son tour, la Voix s’allonge sur l’herbe ; une nuit magnifique, un ciel empli d’étoiles ; une nuit si belle qu’on oublierait presque que des êtres chers vont y jouer leur destin, comme les enfants jouent aux osselets près des huttes. Tenace vit-il encore ? Que fait Xha ? La Voix essaye de mettre en pratique les enseignements d’Oséa, la devineresse, femelle de Nam, et d’écouter, comme font naturellement les loups, et par effort quelques deux-pieds, la Grande Conscience, et le loup qui ouvre désormais la route dans la plaine sent qu’elle y parvient peu à peu.
Mais pas plus que la deux-pieds, le loup ne voit Xha, disparu dans la grande cité mauvaise, Xha devenu une ombre. Xiri, qui reste méfiant, a donné des ordres aux patrouilles : la ville est quadrillée et tout rôdeur doit être aussitôt capturé et lui être amené. Mais les deux-pieds ne capturent pas les ombres et personne désormais ne peut plus trouver Xha. C’est exactement comme si ce dernier n’avait plus d’existence.
Le loup et les quatre Donzes progressent rapidement. Les évènements et les massacres du jour ont rendu les Xorch’s particulièrement nerveux ; les patrouilles de veille n’opèrent pas seulement dans la cité, mais aussi tout autour et même à bonne distance des murs ; mais aucune des patrouilles ne surprend le loup, et c’est à peine si le contournement retarde leur progression. Bientôt, ils sont en vue du bosquet. C’est le moment difficile, car pour rejoindre celui-ci, il faut parcourir un espace assez large, uniquement recouvert d’herbes. Le loup avance en rampant, le ventre collé au sol, aussitôt imité par les deux-pieds, qui montrent à cette manière de se déplacer une étonnante habileté. Malgré la clarté de la nuit, le petit groupe reste invisible aux guetteurs xorch’s postés sur la muraille, qui pourtant scrutent la plaine à leur pied avec la plus grande attention. Bientôt, le bosquet sera atteint !
Usi
Les pensées de Loup-fauve vagabondent dans la cité maudite, où pas un loup ne risquerait ses pas. Comment Tenace pouvait-il y survivre ? Et Xha maintenant ? Malgré une attention tendue à se rompre, le loup ne devine pas Xha. Mais il ne s’en étonne pas. D’expérience, il sait que Xha, comme Tenace avant lui, devient autre, quand il entre dans la cité.
Les repaires deux-pieds occupent presque partout la totalité de l’espace ; entre les repaires, d’étroits sentiers ; tous les bruits sont menaces ; le pire est celui de meutes deux-pieds, qui vont par groupe d’une douzaine ; les premiers portent les branches de feu ; les suivants font claquer en cadence leurs armes sur des peaux de protection ; les patrouilles de sang ; tant que dure l’absence du soleil, elles sont les seules à se déplacer ; les autres deux-pieds restent terrés au fond des tanières ; les massacres du jour dernier ont ébranlé les consciences ; pour effrayantes qu’elles paraissent, l’angoisse plane aussi sur les meutes ; elles n’en sont que plus féroces. Pas de quartier pour qui se trouverait pris à vagabonder sur les sentiers.
Est-ce à dire que rien ne bouge ? C’est ce que croient les deux-pieds des patrouilles, tout éblouis qu’ils sont par les branches feu. Mais les yeux du loup ne sont pas soumis aux mêmes agressions. Ici, là, des ombres, furtives et secrètes… coulées dans la nuit…
Impassible, immobile, évanoui dans un recoin d’ombre, Usi laisse passer à quelques pas de lui, un groupe des tueurs ; si proches qu’il sent leur souffle sur son front ; il a fermé les yeux, non parce qu’il a peur, mais pour éviter que le reflet de la lune sur ses pupilles ne vienne à le trahir. Le dernier deux-pieds de la patrouille est passé ; le bruit s’éloigne peu à peu, le jeune rôdeur ouvre les yeux. Lui aussi devine les mouvements obscurs et les ombres secrètes. Mais il attend encore. Pour lui, tout est plus difficile ; nombre des ombres, loin d’être des alliées, sont au contraire une menace égale à celle des patrouilles ; sinon pire ; dans la cité des Xorch’s, l’espoir d’une miette de fortune rend presque innombrables les parias prêts à toutes les trahisons.
Vient un moment vide ; totalement silencieux, et presque invisible, Usi a pris la trace ; il va rapidement, sans marquer d’hésitation ; il ne marche pas très loin ; le voici accroupi au pied d’un repaire, dont il gratte doucement le passage de l’entrée ; héler, siffler ? Trop risqué ! Le son presque inaudible produit par le grattage des ongles suffira-t-il à éveiller l’attention à l’intérieur du repaire ? Oui, après quelques instants, l’entrée de la tanière, s’écarte presque imperceptiblement, mais assez cependant pour qu’Usi s’y glisse sans attendre ; la tanière se referme aussitôt.
Au sein de la tanière, un seul autre souffle ; celui d’une femelle. Usi et la femelle se tiennent par les mains, échangeant leurs émotions ; pas de mots, seulement cette pression des mains. Bientôt, Usi s’accoutume à l’obscurité du repaire ; assez pour voir que des larmes coulent silencieusement des yeux de la deux-pieds ; de telles larmes ne peuvent être que vraies.
Plus tard, les deux-pieds sont assis, le dos contre une paroi de la tanière ; ils chuchotent. À l’extérieur de la tanière, et peut-être même au sein de celle-ci, aucun autre être vivant ne pourrait entendre ce qu’ils échangent. Loup-fauve pas plus qu’un autre. Mais ce dernier n’a pas besoin d’entendre, il sait.
Usi a reçu une mission : il doit joindre le prisonnier de l’Empereur.
Profonde tristesse de la femelle.
Usi n’est pas revenu pour elle ; il n’est pas revenu pour la voir.
Usi est auprès d’elle ; depuis son retour, il n’a vu personne d’autre dans la cité.
Usi n’est pas venu pour elle, mais pour le prisonnier.
Usi lui demande son nom ; mais elle n’a pas de nom. Comme toutes les anciennes Isiatiles demeurées au service particulier de l’Impératrice.
Les Isiatiles sont des vierges, en principe volontaires, choisies pour leur grâce et leur beauté, et dont la mission est d’entretenir en permanence la flamme sacrée du Grand Sanctuaire, qui ne doit jamais s’éteindre. Si la flamme venait à s’éteindre, les dieux, furieux, quitteraient la Cité et laisseraient l’Empire sans protection ! Les Isiatiles doivent être pubères et vierges. Elles peuvent être nées Xorch’s, mais ce n’est pas une obligation. Plusieurs d’entre elles sont des captives qui ont accepté cette position pour alléger le joug de leur captivité.
Les Isiatiles ont un certain nombre d’autres missions ; en particulier, plusieurs d’entre elles se rendent régulièrement au petit sanctuaire, situé à peu près à mi-hauteur de la montage qui fait face à la cité, pour l’entretenir et y apporter les offrandes. Il existe d’autres petits sanctuaires tout autour de la cité, qui sont à la charge des Isiatiles, mais où elles se rendent de manière moins régulière.
Les Isiatiles sont vierges et doivent le rester tout au long de leur service Isiatile. Une Isiatile qui serait compromise avec un amant humain devrait être mise à mort, pour apaiser les dieux. Il y a une raison essentielle à cela : comme les Isiatiles sont belles et choyées, qu’on met à leur disposition des sources d’eau très pure et de nombreux parfums secrets, elles sont souvent très séduisantes, séduisantes au point que certains dieux succombent à tant de charmes. La faiblesse d’un dieu peut aller jusqu’à rendre une Isiatile enceinte de lui ; et le statut particulier dont jouissent les enfants conçus de cette manière impose qu’il n’existe aucun doute sur l’origine sacrée de leur conception.
Les Isiatiles occupent une aile du palais, où aucun homme n’est autorisé à pénétrer. Elles disposent aussi pour se détendre d’un assez vaste jardin, protégé par des murailles de tout regard indiscret, richement planté et entretenu par les meilleurs jardiniers.
Les Isiatiles sont soumises à l’autorité de l’Impératrice, elle-même ancienne captive, et ancienne Isiatile.
Après dix à vingt solstices, l’Isiatile change de statut. Le plus grand nombre quitte définitivement l’état d’Isiatile, et se marie avec un noble de haut rang ou un chef militaire, voire un membre de la famille impériale.
Mais certaines Isiatiles, remarquées pour leur fidélité et leurs capacités, sont recrutées pour le service particulier de l’Impératrice. C’est le cas de la femelle en face d’Usi. Ces anciennes Isiatiles, comme les Isiatiles, n’ont plus de nom ; femmes sans nom ; sans passé, sans racines, femmes secrètes, entièrement dévouées aux secrets et aux projets de l’Impératrice. Femmes d’exception, femmes de puissance, qui font et défont les destins, tant qu’elles restent féales. Et tant que par malheur, elles ne viennent à déplaire à leur sourcilleuse maîtresse. Alors, leurs jours, leurs heures seraient comptés.
Usi veut lui donner un nom. Pas de nom, pas de lien. Qui peut être lié à qui n’a pas de nom ? Si Usi lui donne un nom, elle pleurera de joie ; mais elle deviendra une paria chez les Xorch’s ; qu’elle fuie alors la cité maudite ! Elle ne peut fuir seule !
Elle peut fuir avec Usi !
Elle veut fuir avec Usi.
Elle fuira avec Usi ; mais au préalable, celui-ci doit accomplir sa mission, auprès du prisonnier. Ensuite… rejoindre le prisonnier, peut-être tenter de le sauver, qui peut oser dire ensuite !
Mais qui peut envisager quoi que ce soit d’autre ? La femelle est prise au piège ! Elle ne veut pas qu’Usi lui donne de nom.
Le prisonnier. Les pensées de la femelle rejoignent celles de Loup-fauve, immobile, invisible, dans le bosquet.
D’abord se faire ouvrir la Porte de la Grande Cour, devant le palais. Deux ombres, vêtues comme les Isiatiles. Le guetteur les voit, le guetteur les a vues ; il fait ouvrir la Porte ; les paroles sacrées ? L’une des deux-pieds, la plus petite, les murmure distinctement. Les gardes xorch’s sont déçus. Ils auraient volontiers distrait leur nuit de ces promesses femelles ; mais la deux-pieds continue de réciter ; aucun doute, les intruses vont en mission pour l’Impératrice ; contrarier ou retarder leur course, risque mortel ; certes, après les terribles événements du jour, qui sait le crédit de l’impératrice ? Les Xorch’s ont tant perdu de guerriers que les deux frères, l’empereur et Xiri, ont enterré leur réciproque méfiance, et rassemblé leurs guerriers ; la cité peut ainsi ne rien craindre des peuples qu’elle a soumis, ni de ceux qui, résistant à la soumission et à l’obligation du tribut, hantent les espaces désolés aux extrémités de l’empire ; mais qu’adviendra-t-il si l’un des autres empires, averti, décide d’attaquer ? Ou pire, si plusieurs empires étrangers venaient à unir leurs forces mauvaises ? Combien de temps faudra-t-il aux Xorch’s pour reconstituer leur puissance ? Les frères réconciliés sont-ils un atout, ou une menace pour l’Impératrice ? De quel côté penchera le Grand-prêtre ? Et les prêtres ? Incertains, à regret, méfiants malgré tout, les gardes laissent aller les femelles.
Qui leur dira jamais qu’ils sont passés si près de la fortune ? Usi, capturé vivant ! Lâchement caché par un vêtement de femelle ! Sa trahison démontrée sans doute possible ! Et la femelle, un jouet pour les gardes, aussi longtemps qu’ils auraient pu s’en amuser !
Usi et sa compagne, dans leurs vêtements d’Isiatiles, marchent aussitôt vers le palais. Mais ils ne vont pas au palais ; ils veulent seulement tromper l’attention des gardes. Sitôt qu’ils se jugent hors de vue de ces derniers, par un chemin seulement connu de la femelle, ils vont à la pyramide ; ils passent sans bruit entre la pyramide et un amoncellement de branches préparé aux pieds de celle-ci. Pour le brasier du sacrifice, au mitan du prochain jour, murmure la jeune deux-pieds.
On est au sanctuaire ; du côté qui leur est réservé, plusieurs prêtres murmurent plaintes et prières ; ils ne remarquent pas les deux ombres, qui vont leur chemin. Et la jeune Isiatile, qui veille sur la flamme, ne remarque rien non plus.
On continue par un passage obscur ; bientôt, ils sont entourés d’un groupe d’Isiatiles ; elles embrassent la deux-pieds, avec affection ; on murmure, et l’on murmure encore.
Deux Isiatiles retournent au sanctuaire ; elles entrent dans le petit repaire des jarres ; les jarres de la boisson sacrée, destinée aux prêtres, quand ces derniers veulent entrer en communication avec les dieux ; les Isiatiles volent l’une des jarres ; la jarre est lourde, mais elles la portent tout de même ; la jarre est au milieu des Isiatiles ; l’une d’elle y verse une poudre, dont le loup, sans la flairer réellement, devine cependant l’odeur entêtante ; celle qui a versé la poudre remue maintenant le liquide de la jarre, tandis que les autres femelles frappent doucement leurs mains en cadence, silencieusement.
Puis l’on tire au sort. Trois femelles et la compagne d’Usi s’emparent de la jarre ; Usi veut les suivre, mais aussitôt, vingt bras le retiennent, et autant de doigts viennent se poser sur ses lèvres. Usi ne doit ni bouger, ni parler. La compagne d’Usi lui sourit et lui fait signe d’attendre. Les porteuses sortent. Usi n’oppose plus de résistance. Les instants passent.
Soudain, la conscience du loup s’éveille : s’était-elle assoupie ? Les porteuses sont de retour, sans la jarre. La compagne d’Usi vient s’asseoir à côté de ce dernier ; Usi s’impatiente ; le mitan de la nuit approche ! Mais la deux-pieds insiste : il faut attendre encore un peu. Les unes après les autres, les Isiatiles se retirent ; alors la compagne d’Usi lui fait signe ; il est temps.
Usi se laisse guider. Le sanctuaire, puis la pyramide, que cette fois, on contourne. Une lourde porte, sur laquelle la jeune deux-pieds vient s’appuyer doucement. D’abord, la porte résiste ; puis elle finit par céder, doucement, sans émettre aucun son.
Un antre fermé, heureusement éclairé pas des branches de feu, fixées à même la muraille. Sans marquer d’hésitation, la deux-pieds se fraye un chemin parmi les corps de très nombreux guerriers, couchés un peu partout sur le sol, ou encore vaguement adossés à la muraille, qui tous, sont profondément endormis. Les corps sont parfois si rapprochés, qu’il faut les bousculer, mais cela, heureusement, ne les éveille pas. Bientôt, le fond de l’antre, fermé par une énorme pierre. La deux-pieds fait signe à Usi : derrière la pierre, la fosse, et dans la fosse, le prisonnier. Si assoupis que paraissent les gardes guerriers, comment bouger cette pierre, sans aide, et sans donner l’éveil ? Soudain, Usi l’impavide éprouve un immense sentiment d’impuissance. Mais pendant ce temps, sans attendre, la femelle, de ses doigts, gratte les contours de la pierre, d’abord sur les côtés, puis le long du sol. Soudain, elle saisit une main d’Usi, qu’elle entraîne vers le bas. Aucun doute possible, sous la pierre infranchissable, un passage ! Un loup s’y glisserait, et peut-être même un deux-pieds. Aussitôt, sans plus attendre, Usi s’y engage en rampant.
À ce moment la deux-pieds le retient et murmure ; elle a pu endormir avec le vin tous les gardes ; mais elle croit savoir qu’un prêtre veille auprès du prisonnier ; le prêtre n’a pas pris de vin : Usi doit se garder de lui. D’un geste, celui-ci fait signe qu’il a compris, et sans plus hésiter, ayant placé une petite branche d’un métal tranchant dans sa gueule, il disparaît sous la pierre.
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